la
nature, peut et doit presque la mepriser, peut et doit s'en eloigner,
s'en degager, et toujours reprendre essor.--Il est progressiste en tant
que persuade que l'homme invente sa destinee sur la terre, la laisse
tres basse ou la fait tres grande selon son energie, dans une sphere de
libre activite et de developpement, si incomparablement plus etendue
que celle des autres etres, que c'est en somme ce qui nous donne la
meilleure idee de l'indefini.
Par la, remarquez-le, Buffon est, je ne dirai pas superieur a tout son
siecle, je n'en sais rien; mais en opposition avec tout son siecle, j'en
suis sur. Il est en opposition d'une part avec Rousseau, d'autre part
avec Diderot.--Il est en opposition avec Rousseau, qui toujours, a
travers bien des contradictions, dont quelques-unes lui font honneur, a
eu l'idee que l'homme avait eu tort de s'eloigner de l'etat de nature
et tort de se compliquer sous pretexte d'etre mieux, tort de vouloir
savoir, tort de vouloir comprendre, et tort de vouloir agir.--Il est en
opposition avec Diderot, qui, a un tout autre point de vue que Rousseau,
veut aussi revenir a la nature, non sous pretexte qu'elle est meilleure
et plus morale, mais un peu, ce me semble bien, pour la raison
contraire.--Meme l'esprit general du XVIIIe siecle, Buffon y repugne
encore, quoique progressiste, par la facon particuliere dont il l'est.
Le XVIIIe siecle croit au progres; Buffon aussi; mais le XVIIIe siecle y
croit en revolutionnaire, Buffon y croit en naturaliste; et ce n'est
pas du tout la meme chose. Le XVIIIe siecle croit aux grands
perfectionnements rapides et instantanes, aux Eldorados brusquement
apparus du haut de la colline gravie, aux transfigurations qui ne sont
pas des transformations, au progres par explosion. Buffon, qui a vu se
former les continents par l'accumulation des coquilles, mais parce qu'il
a vecu cent mille ans, sait que la nature n'agit qu'insensiblement et
avec une lenteur desesperante, et l'homme aussi, quoique plus alerte;
que l'homme a mis, tres probablement, un millier d'annees a realiser ce
progres de n'etre plus mange par le lion; qu'il y a tout lieu de penser,
par consequent, que tout progres dont on s'apercoit n'en est pas un; que
tout progres general sensible a un homme dans la breve carriere de la
duree de sa vie est une pure illusion; que tout changement rapide est
par definition le contraire d'un progres, et exige que le vrai progres
se remette en marche pour reparer lenteme
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