beau, comme pour tous les hommes de la fin du XVIIIe siecle,
Rousseau est une espece de mage, d'ascete et de saint. C'est l'opinion
commune, et ce n'est guere qu'au bout de deux generations que cette
hallucination singuliere et cette sorte de possession s'est dissipee.
Mais en meme temps Mirabeau sait tres bien, dire que Rousseau lui fait
l'effet d'un Lycurgue venant proposer ses lois aux contemporains de
Frederic. Il sent tres bien a quel point manque a Rousseau le sens du
reel, la notion du millesime et l'art de verifier les dates; et il lui
dirait, comme de Maistre aux emigres: "Le premier livre a consulter,
c'est l'almanach."
Bien plus jeune, dans son _Essai sur le despotisme_, en 1772,
c'est-a-dire a 20 ans, Mirabeau s'etait tres nettement separe de
Rousseau sur la question de l'_etat de nature_. Il sent deja, en homme
d'Etat, combien cette question est oiseuse, dangereuse aussi, car s'en
inquieter, et surtout s'en ferir, mene a ecrire bien plutot des livres
satiriques que des etudes politiques veritables: "On pretend que les
institutions sociales ont degenere l'etat de nature et rendent les
hommes plus malheureux. Si nous embrassons cette opinion, tachons de
decouvrir des remedes ou du moins des palliatifs a nos maux; cette
recherche est plus utile a faire que des satires des hommes et de leurs
societes."--Car enfin, ajoute-t-il, qu'est-il besoin de savoir ce que
pouvait etre l'homme avant d'etre un animal sociable, puisque ce n'est
que comme animal sociable qu'il est homme, puisqu' "il n'est vraiment
homme, c'est-a-dire un etre reflechissant et sensible, que lorsque
la societe commence a s'organiser; car tant qu'il ne forme avec ses
semblables qu'une association momentanee, _il est encore feroce,
devastateur_, et n'a guere que _des idees de carnage, de bravoure,
d'independance et de spoliation_".--Des que Mirabeau s'occupe de
questions politiques, il ecarte, on le voit, l'_uchronie_, le roman en
dehors du temps, la reverie en deca de l'histoire; il se place dans le
temps, dans le reel, dans l'humanite telle qu'elle est, songeant aux
"remedes et aux palliatifs", non a la transformation radicale, a la
metamorphose, et au vieillard jete par morceaux dans la chaudiere
d'Eson.
On verra plus tard qu'en face des faits, et aux prises, non plus avec
l'histoire a comprendre, mais avec l'histoire a faire, il saura se
placer non seulement dans le temps, mais dans le moment.
II
LE SYSTEME POLITIQUE DE MIRABEAU
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