te, son don secret, sa
facon de voir les choses qui n'est a aucun degre celle des autres, le
sentiment de beaute qu'il apporte avec lui, que ses predecesseurs du
XVIe siecle n'ont eu qu'a moitie et par accident, et qu'il transmettra a
d'autres.
C'est bien par la qu'au XVIIIe siecle, et il en eut ete presque de
meme au XVIIe, il est isole. Le sens du sobre, du discret, et de
l'harmonieux, et du pittoresque, et surtout du sculptural, oh! que
voila bien ce que n'avaient pas ces polemistes, ces pamphletaires, ces
ideologues, et ces poetes de salon, et ces romanciers d'alcove, et ces
experts en sensibilite bourgeoise du XVIIIe siecle! Ce qu'il faut se
figurer pour bien comprendre, c'est Fontenelle, Montesquieu, Crebillon
pere ou fils, Voltaire, Marivaux, Diderot surtout, Rousseau lui-meme, et
je parle de celui qui fut poete, non point, par consequent, de celui qui
a fait des vers, face a face avec l'_Aveugle_, la _Jeune Tarentine_,
ou l'_Oaristys_. Il faudrait remonter, pour trouver qui le comprit;
remonter jusqu'a Racine et La Fontaine, et, par dela, jusqu'a
Ronsard, qui eut reconnu et salue, tout en la trouvant trop nue, et
insuffisamment fastueuse, "la douce muse theienne".
Aussi notez bien que cet isolement, il le sentait. Encore qu'il voulut
rester longtemps inedit, il publiait, de temps en temps, quelques vers.
Lesquels? Les idylles antiques jamais. Les elegies voluptueuses, non pas
tout a fait; mais deja un peu. Il les montrait a ses amis, aux bons du
Pange, aux bons Trudaine. Mais ce qu'il donnait au public, peut-etre,
helas! le trouvant bon, a coup sur le sentant dans le gout des
contemporains, c'etait le _Serment du jeu de Paume_ et les _Suisses de
Chateauvieux_; et par cela seul qu'il songeait au public en ecrivant ces
poemes, les pires defauts du temps en toute leur lamentable perfection,
nous le verrons assez, s'y etalaient avec confiance. Seul dans sa
chambre, entoure de ses chers livres grecs et latins, ne songeant qu'a
satisfaire son intime penchant, il laissait la belle source grecque "se
frayer murmurante un oblique sentier" et chanter delicieusement a ses
oreilles.
Et pourtant disons bien tout, au risque de sembler nous contredire.
Chenier est seul de sa valeur, de sa fine essence, de son sentiment
delicat et sur des choses grecques et de la beaute antique; mais isole,
c'est aussi trop dire. Il y a, en cette fin du XVIIIe siecle, une
veritable petite renaissance des etudes antiques, qui, certes, n'a
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