comme "lever" toutes les idees dont la science moderne a fait des
systemes et des explications de la nature. Il a tout compris, ou
tout pressenti. Les plus vastes et profondes theories modernes ne le
raviraient point d'admiration, mais en ce sens et pour cette cause
qu'elles commenceraient par ne point l'etonner. Il a porte en son
esprit, au moins en germes, tous les systemes, et s'il en a accueilli
qui semblent s'exclure, ou que c'est a un avenir eloigne de concilier
peut-etre, c'est que, possedant au plus haut degre l'esprit de
generalisation sans en etre possede, il s'est tour a tour propose une
foule d'idees sans se croire attache a aucune, faisant comme la science
elle-meme, qui s'aide, un temps, d'une hypothese, et ne se lient pas
pour obligee de la garder; homme a systemes, au pluriel, et a beaux et
grands systemes, et l'homme le moins systematique qui fut au monde.
Au point de vue litteraire, ce qu'il a ecrit c'est le plus beau poeme
qui ait ete compose en France. Il est, au moins, le plus grand poete du
XVIIIe siecle, et il faut que le XVIIIe siecle ait eu le gout que l'on
sait en choses de poesie pour ne point s'en etre apercu. Son oeuvre est
de celles que dans l'antiquite on ecrivait en vers, comme poemes sacres.
En France elle a ete ecrite en prose--ce dont a certains egards il faut,
d'ailleurs, se feliciter--parce que le faux gout classique avait comme
retourne les choses, et, reservant la versification au recit d'un festin
ridicule ou a la maladie d'un petit chien, renvoyait naturellement a
la prose la description du monde et le recit de la genese. Mais il
n'importe, et Buffon n'en a pas moins ecrit notre _De natura rerum_. Il
l'a ecrit avec la meme passion pour la science que Lucrece, sans rien
de la "passion" proprement dite et de la sensibilite douloureuse et
tragique que le grand poete latin a laissee dans son livre. C'est que
Buffon, sans etre plus savant, eu egard aux temps, que Lucrece, est
beaucoup plus "un savant". Il a l'impartialite, le calme, la liberte
d'esprit, et la tranquillite de l'homme qui n'aime qu'a savoir, a
comprendre et a faire comprendre, et qui regarde les choses pour les
entendre, non pour se revolter contre elles, non pas davantage pour
faire de la maniere dont il les entendra un argument contre qui que ce
puisse etre. Comme il ne veut pas que l'on cherche des causes finales
dans la nature, digne lui-meme de son modele et s'y conformant, on peut
dire qu'il n'a pas de causes fina
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