etache de son siecle jusqu'a s'en isoler completement, et a tel point
qu'il n'y tient pas meme en tant qu'adversaire et antagoniste, au risque
de n'avoir ni partisan, ni allie, ni meme d'ennemi; mais cela pour une
si grande oeuvre, unique et solitaire, que toute sa vie s'y consacre, y
coule et s'y depense, et que le monument eleve, encore qu'inacheve, soit
le plus imposant que ce siecle ait produit; lequel est le plus grand, je
ne sais; mais le second au moins parait plus fort, plus vigoureusement
doue, d'une personnalite plus energique, et, tout an moins, plus
original.
Ce Buffon est tres singulier. Contemporain de Voltaire, de Diderot et de
Rousseau, homme du XVIIIe siecle, et du XVIIIe siecle _central_, il ne
s'est occupe ni de politique, ni d'economie politique, ni de theatre, ni
de roman, ni de theologie. Il n'a pas ete de l'Encyclopedie, il n'a pas
ete de tel ou tel cercle ou _club_ politique ou philosophique, il n'a
pas meme ete d'un salon, il n'a pas meme ete homme du monde, il n'a
pas meme ete homme d'esprit, ni voulu l'etre. Les plus grands de ses
contemporains ont leurs divertissements et leurs gaietes, Montesquieu
lui-meme, moins vulgaires que celles de Voltaire ou de Diderot; mais
assez libres et relachees encore. Buffon n'a jamais eu l'idee d'ecrire
une Lettre haitienne ou un Temple de Lesbos, ni, probablement, de lire
une page de ceux qu'on ecrivait autour de lui. En plein XVIIIe siecle il
a vecu dans deux jardins, le jardin de Montbard et le Jardin du Roi. Il
est difficile d'etre moins de son temps qu'il n'a ete du sien. Il n'a
pas de date. Il a pris quelque chose du caractere de la nature qu'il
etudiait; il vit dans le temps indefini; sa vie intellectuelle va du
moment ou la terre s'est detachee du soleil a celui ou l'homme a paru
sur la terre, peut-etre jusqu'a celui ou l'homme s'est organise en
societe; mais point au dela, et de ce qui s'est passe depuis il semble
ne rien savoir, ou plutot il sait tres bien qu'il ne s'est rien passe du
tout.--Il compte par milliers de siecles et seulement de l'apparition
d'une espece a la formation d'une autre. Pour un tel homme un evenement
comme la chute de l'Empire romain est une ride insensible sur l'ocean
des ages, et le XVIIIe siecle se confond si exactement avec le XIIIe ou
XIVe siecle qu'il ne l'a jamais distingue, et ne s'est pas apercu de son
existence.
Il s'y rattache cependant, me dira-t-on, par ce gout meme pour
l'histoire naturelle que l'on sait bien
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