e, et il s'engage dans la
dialectique; et je ne sais de quoi ses lecteurs lui savent plus de gre,
du point de depart ou du chemin.
Enfin ses effusions sentimentales arrivaient bien en leur temps, et
comme reaction, et comme chose deja suffisamment preparee. La Chaussee,
Prevost, Marivaux lui-meme, avaient deja fait verser de douces larmes.
La "sensibilite" du XVIIIe siecle remonte a eux: et il est juste de leur
en tenir compte. Seulement, s'ils avaient fait pleurer, ils n'avaient
pas eu l'autorite necessaire sur les esprits pour qu'on se sut gre et
qu'on se fit honneur des larmes versees. Il fallait un homme de genie
qui fit des faiblesses du coeur un merite de la conscience, qui les
autorisat et les consacrat par des chefs-d'oeuvre, et qui, non seulement
mit la sensibilite en liberte, mais la placat comme sur le trone.
Rousseau a fait la ce qu'il dit quelque part que fait le poete
dramatique[95]. Le poete, selon lui, "suit le gout public en le
developpant", et ne fait que penser ce que le public va penser lui-meme,
"sitot qu'on osera lui en donner l'exemple". Rousseau a donne
l'exemple de la sensibilite qui se croit sanctifiante et d'une sorte
d'attendrissement qui se donne l'air sacerdotal; et il fit du don des
larmes une maniere de vocation religieuse. Le pretre manquait, le
directeur d'ames, le guide des coeurs, dont jamais les hommes ne se sont
passes. L'homme de science avait essaye de l'etre, n'avait reussi qu'a
demi. Ce fut l'homme sensible qui le fut. L'oeuvre de Rousseau, dont les
effets durent encore, a ete de remplacer, pour une partie considerable
de la nation, les pretres par les romanciers.
[Note 95: Lettre a Dalembert sur les spectacles.]
C'est en cela, plus que pour toute autre cause, qu'il a ete si grand
revolutionnaire. S'il l'a ete par ses idees et son tour d'esprit, comme
nous l'avons vu, il l'a ete plus encore par le changement dans les
moeurs qu'il a fait, ou aide, ou consacre. Montesquieu avait dit: "Il ne
faut jamais changer les moeurs et les manieres dans l'Etat despotique.
Rien ne serait plus promptement suivi d'une revolution." C'est Rousseau
que Montesquieu prevoyait, ou, pour parler plus exactement, _la societe
a la Rousseau_, la societe deja desorganisee, confondant ses rangs,
brouillant comme par jeu ses idees, doutant d'elle-meme et s'en moquant,
et se faisant des moeurs factices, societe chancelante et egaree, a
laquelle Rousseau a donne une derniere impulsion et comme une derniere
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