fond de la civilisation comme au
fond de toute chose humaine. Il comprenait que la civilisation se ruine
a se consommer, qu'elle manque son but, en le depassant, a force de
le poursuivre; qu'inventee pour soulager l'homme, elle finit par le
surcharger; qu'inventee pour diminuer l'effort individuel, elle en
demande de plus en plus de nouveaux, et qu'il y a la encore une grande
et douloureuse vanite, un grand et decevant prejuge. Restait a savoir
si ce prejuge n'est point necessaire, et une condition meme de notre
nature; mais l'avoir vu, et avoir porte sur lui la lumiere est d'une
vigoureuse et penetrante intelligence; et c'est un effort et un tour de
pensee qui se trouvaient bien a leur place en ce siecle de demolisseurs
des idees toutes faites, qui a secoue l'esprit humain comme un crible.
S'il etait de son temps par tout ce cote negateur, il en etait moins, et
il ne l'en flattait que davantage, par ce qu'il apportait de tendresse,
de mollesse, de _non-secheresse_, et de reverie sentimentale.--C'etait
un romancier et un poete, en un temps ou l'on devait etre affame de
vraie poesie et de roman vraiment romanesque. Le XVIIIe siecle est un
age tout epris de sciences, de geometrie, de physique et d'histoire
naturelle. C'est par ces armes que depuis cinquante ans on battait en
ruine les traditions. C'est avec d'autres armes que Rousseau venait les
attaquer, en communaute de dessein avec son siecle, s'en distinguant par
les moyens. Il n'aimait pas les encyclopedistes, ni n'en etait aime. De
quoi une des raisons est qu'ils sont surtout hommes de sciences, et lui
le contraire. Il portait le combat sur un nouveau champ de bataille, et
rien ne pouvait plus interesser que cette continuation de la lutte avec
une tactique nouvelle. Il en appelait, non plus a la raison et aux
raisonnements, dont peut-etre on etait las, mais au sentiment, a
l'instinct du coeur, a l'emotion simple et "naturelle", faisant de
toutes ces choses des vertus, et, par son talent, amenant, qui plus est,
a les faire considerer comme, des elegances.--C'etait un poete,
mais comme je l'ai dit, ce qui etait pour achever de ravir ceux qui
l'ecoutaient, un poete logicien. La conception poetique, reve d'humanite
heureuse, ou d'education ideale, ou de societe ramenee a la nature, au
lieu de se poursuivre dans son esprit et de se derouler en songeries ou
en tableaux, se developpait en systemes, en constructions logiques, en
chaines d'arguments. Il part d'un reve tendr
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