peu, voient une
nation comme une famille qui a un proces et qui ne songe qu'a choisir
le meilleur avocat. Une nation n'est point telle; c'est, fatalement, un
certain nombre de classes, de groupes, de partis, qui sont surtout menes
par l'instinct de combattivite. L'essentiel pour chacun est de vaincre
les autres, ou a deux d'en vaincre un troisieme, cela meme sans haine
violente, et sans noirs desseins. Jamais on n'a vu une election qui ne
fut un combat, et un combat pour le plaisir de combattre, sans plus, ou
a bien peu pres. Des lors, non seulement le resultat de l'election
n'est pas l'expression de la volonte nationale, mais il n'est pas meme
l'expression de la volonte du parti le plus fort; il n'indique que ses
repugnances. Toute decision de la majorite a le caractere d'un _veto_.
Indication precieuse, qu'il faut bien se garder de negliger, et que
meme il faut provoquer, mais qui ne peut etre le fondement ni d'une
legislation ni d'une politique. Or toute legislation et toute politique,
selon Rousseau, est fondee sur cette base unique. La est l'erreur, qui
part, a ce que j'ai cru voir, d'une psychologie des foules fausse ou
incomplete.
Peut-etre aussi--je n'en sais rien du reste--peut-etre aussi les
quelques ecrivains politiques qui ont penche, au XVIIIe siecle, vers
"l'Etat populaire" n'ont-ils jamais songe au suffrage universel. Il
etait trop loin d'eux, trop inoui, trop absent de la terre, trop
inconnu meme dans l'antiquite (ou les esclaves sont le peuple, et ou le
"citoyen" est deja un aristocrate), pour que l'idee, nette du moins, de
la foule gouvernant se soit vraiment presentee a eux.--Sans doute quand
ils parlaient democratie, ils songeaient aux "bourgeoisies" des villes
libres, c'est-a-dire a des aristocraties assez larges, mais tres
eloignees encore des democraties modernes.
Quoi qu'il en soit, le systeme de Rousseau, en sa simplicite extreme
dont il est si fier (car il meprise les gouvernements "mixtes" et
"composes" et fait de haut, sur ce point, la lecon a Montesquieu), est
certainement l'organisation la plus precise et la plus exacte de la
tyrannie qui puisse etre.
Mais encore d'ou vient-il, puisque les idees generales de Rousseau n'y
menent point?--Il vient, ce me semble, de l'education protestante de
Jean-Jacques Rousseau, ni tant est qu'il ait recu une education; mais on
sait assez que l'education de l'esprit se fait des lieux ou l'on a passe
sa jeunesse, autant et plus que de tout autre chose.
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