une
oeuvre d'art, et il la joue. Il concoit une statue, il la cree; et cette
statue c'est lui-meme, sur un piedestal qui s'appelle la scene. Il
concoit un poeme, il l'ecrit, et ce poeme il le vit, artificiellement,
il fait semblant de le vivre, entre deux decors.--Arrive la, l'homme est
aussi loin de l'etat de nature, si l'etat de nature existe, qu'il est
possible. Il est tout art, tout artifice, tout jeu. C'est l'extreme
amusement et raffinement du civilise; pour Rousseau ce doit etre
l'extreme degradation.
De fait, il le croit, et il le crie de tout son coeur. Pour lui le
theatre est une ecole de mauvaises moeurs, et il corrompt les moeurs
en riant, ou en pleurant. Il montre les hommes toujours dans un etat
violent et monstrueux, soit de passion, soit de ridicule, et il incline
les hommes, par l'accoutumance et l'instinct d'imitation, a etre tels
dans la vie reelle. Il deforme ainsi la nature humaine, il la petrit a
nouveau pour la faire plus singuliere et plus bizarre qu'elle n'etait.
Deprave une premiere fois par la societe, l'homme l'est une seconde fois
par le theatre, et c'est cet homme ainsi perverti qui fera la societe
de demain, et la societe ainsi faite qui inspirera le theatre de la
generation prochaine, et ainsi de suite a l'infini. Voila l'idee
maitresse de la _Lettre sur les spectacles_.
Meme en acceptant l'ensemble de la theorie de Rousseau, son idee ici est
bien contestable.--Ce ne serait point "ecole de mauvaises moeurs" qu'il
devrait dire, mais "ecole de moeurs factices". Ainsi redressee, sa
pensee prend une grande vraisemblance. Le theatre doit habituer les
hommes, grace a l'instinct d'imitation, a exprimer des sentiments
qu'ils n'eprouvent point. Le theatre imite la vie, mais la vie imite
le theatre. Le theatre cree une maniere d'affectation et une sorte
d'hypocrisie. Cela, on peut l'accorder.--Reste a savoir precisement si
les moeurs factices que le theatre donne ainsi sont mauvaises, et,
a passer, comme il arrive, de l'affectation a l'habitude, et par
l'habitude au fond meme de l'etre, corrompent en effet ce fond.--C'est
ce qu'il est tres difficile de prouver. Le theatre presente au public
des moeurs figurees de telle sorte qu'elles puissent etre comprises
aisement d'un certain nombre d'hommes assembles, et approuvees par eux.
Sans aller jusqu'a dire, comme on l'a fait, que les hommes assembles
n'acceptent et n'approuvent que des moeurs qui soient bonnes, assertion
pleine d'une douce naivete,
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