e? Comment l'homme bon est-il
devenu mechant? Qui resoudra cette contrariete?--Ici intervient la
reflexion, et se forme peu a peu, assez vite d'ailleurs, le systeme.
Raisonnant sur lui-meme, sans s'en rendre compte, Rousseau raisonne
ainsi: "Et moi aussi j'ai ete bon. J'ai eu quarante ans de bonte facile
et charmante. Mes mouvements de haine et de malice, depuis quand les
trouve-je en moi? Depuis que je suis entre dans la societe des hommes.
Si tant est que je le sois, c'est eux qui m'ont gate. L'humanite tout
entiere a du subir la meme transformation. L'homme est ne bon (car j'en
suis sur); il s'est rendu mechant en se faisant social. Le mal moral est
le resultat d'une erreur. L'humanite s'est trompee sur ses destinees;
elle s'est abusee sur sa vocation. Elle s'est crue faite pour vivre en
etat social. C'est en etat de nature qu'elle devait rester. Cet etat
de nature a du exister.--Il a existe.--Il faut le retrouver, et y
retourner. Des siecles nous en separent. Qu'importe? Et, du reste, ce
n'est pas vrai. Dans le temps infini, qu'est-ce que six ou sept mille
ans peut-etre? Tres probablement un court instant. C'est d'hier, par une
erreur d'un jour, que nous nous sommes mis nous-memes aux bras la chaine
qui nous froisse et qui en nous irritant nous rend mauvais. Revenons a
l'etat de nature. Effacons l'histoire, cette courte meprise, ce mauvais
reve d'une nuit de l'humanite."
C'etait une idee toute nouvelle,--tres vieille aussi; nouvelle forme
d'une pensee tres ancienne parmi les hommes. C'etait l'idee du paradis
primitif, et de la _chute_. L'homme est ne bon et heureux. La nature ne
pouvait que le faire tel. Il a voulu _inventer quelque chose_, sortir
de son etat. Il s'est perdu, il est _tombe_. Son effort, desormais,
est eternellement a se relever et a revenir.--Cette idee, presque
instinctive chez l'homme, est fondee en raison et en sentiment. Le
sentiment qui l'entretient chez chacun est sans doute le souvenir de
l'enfance heureuse, insouciante et innocente (sans qu'on fasse reflexion
que l'enfance heureuse est un bienfait, et le plus grand, de la societe,
le resultat cherement acquis de centaines de siecles qui ont cree un peu
de securite pour la faiblesse).--L'idee rationnelle qui est au fond de
cette conception, c'est celle de l'inquietude eternelle de l'homme.
Chacun de nous sent les malheurs que le desir de changement lui a
attires, sans pouvoir comprendre quel serait le malheur effroyable d'une
eternelle immob
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