ames, ou a inventer des evenements. Elle est faite d'une puissance
singuliere a sortir de soi, pour devenir une ame qui n'est pas notre
ame, ou pour vivre des existences qui ne sont pas la notre. C'est une
aptitude particuliere et innee que rien ne remplace. L'observation y
aide, mais ne la constitue pas; la sympathie, le detachement facile
y aide, mais ne la donne pas necessairement. Or Diderot n'avait
pas l'imagination proprement dite, et il n'avait pas l'observation
penetrante et patiente. Il avait le detachement et la sympathie; mais
cela ne suffisait point. Il n'a jamais ni trace un caractere, tout un
caractere, fait vivre un homme qui ne fut pas lui; ni il n'a jamais
raconte une existence, fait, ou, ce qui est plus beau, suggere a
l'esprit du lecteur toute une biographie. Il a trace des silhouettes, et
raconte des anecdotes. Cela merveilleusement, en admirable peintre de
genre.
Qu'est-ce a dire? Qu'il savait raconter, d'abord. Il le savait comme
personne au monde, mieux que Le Sage, mieux que Voltaire, aussi vivement
et fortement que Merimee, avec plus de verve. Ensuite, qu'il savait
voir, qu'il voyait avec une etonnante vigueur. Cet oeil de Diderot, vous
le connaissez, rond, a fleur de tete, interrogateur, tout en dehors,
tout jete en avant, curieux, avide et qui semble se precipiter sur
les choses. C'est l'organe essentiel de Diderot. Il a surtout aime a
regarder, et a voir. Il regardait; puis, dans son cabinet, ou dans le
fiacre ou il roulait la moitie de sa journee, il revoyait la figure,
l'attitude, le geste, la scene; puis, devant son papier, il revoyait
encore, avec plus de nettete et dans un plus haut relief, en ecrivant.
Aussi tout ce qu'il nous a raconte, ce sont des anecdotes vraies, des
historiettes de son temps. Il les combine les unes avec les autres, les
fait entrer dans un recit quelconque qui leur sert de reliure; mais ce
sont les petits memoires de son siecle. Il n'a jamais cree, il a bien
vu, bien retenu, bien reconstitue et bien raconte. Et dans chacune de
ses histoires, apres des preparations quelquefois longues, qui sont des
hors-d'oeuvre, qu'est-ce qui frappe, retient, s'imprime vivement dans
nos memoires? La scene, le tableau, la vignette; cette femme suppliante
aux pieds de cet homme immobile dans son fauteuil[78]; cet homme qui
part, tordant ses bras, les yeux en larmes, la tete tournee vers cette
femme imperieuse et implacable[79].--Ces choses Diderot les a vues.
Le dessin, les lignes
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