le seul Diderot
qu'on entend. A peine deguise-t-il sa voix. C'est un soliloque coupe par
des noms d'interlocuteurs. Comme Diderot a cru que le naturel consistait
a mettre des _points de suspension_ au milieu des phrases, il a cru
que le dialogue consistait a mettre beaucoup de _tirets_ dans une
dissertation.
Une seule de ses comedies offre un certain interet. C'est celle ou il
ne s'est souvenu d'aucune de ses theories, et ou il a peint le seul
caractere qu'il connut un peu, a savoir le sien. C'est _Est-il bon?
Est-il mechant?_--Dans _Est-il bon?_ point de pretention moralisante;
point de "condition", et au contraire, un caractere qui n'est modifie
par aucune condition particuliere; et enfin le defaut ordinaire de
Diderot devient ici presque une qualite, puisque ce defaut consistait a
ne pouvoir sortir de soi, et qu'ici c'est au centre de lui-meme qu'il
s'etablit. On dira tout ce que l'on voudra, et il y a a dire, sur
la composition bizarre de cet ouvrage, sur les inutilites, sur les
longueurs; et que cette comedie ne peut etre mise a la scene, et je le
crois; mais le personnage central est singulierement vivant et d'un bien
puissant relief. Ce Scapin honnete homme, ce "neveu de Rameau" genereux
et bienfaisant, ce Sbrigani a manteau bleu, cet homme de moralite
douteuse et de generosite toujours en eveil, qui poursuit et atteint des
buts excellents par des moyens a meriter d'etre pendu, et dont la bonte
s'amuse du but ou elle tend, et dont la perversite, naturelle a tout
homme, se divertit sous cape du moyen employe; cela est original,
piquant, inquietant et hardi, et ambigu et equivoque comme le titre, qui
resume tres bien la chose; et l'on sent que cela est vrai, et qu'il y
a bien en chacun de nous tous un etre qui voudrait avoir la joie de
conscience des bienfaits repandus, avec le ragout de la mystification
bien combinee et de la demi-escroquerie bien conduite.--Trop spirituel,
cet homme-la; mais il est si bon! Trop bon; mais par des strategies si
suspectes qu'il ne risque pas d'etre fade.
L'etrangete meme de la composition de cette comedie n'est pas pour me
deplaire, au moins a la lire. C'est une comedie faite comme _Jacques le
Fataliste_. Cinq ou six histoires s'y coupent et s'y entre-croisent.
Cela est d'un fretillement delicieux, et qui serait vite deconcertant
et desesperant, si le principal personnage ne formait centre, et ne
ramenait assez clairement tout a lui. Il est la; il a, pour sauver cinq
ou six per
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