tinct naturel, il ne le
comprend nullement. Car il est aussi de la nature _humaine_, et c'en
est peut-etre la verite et le caractere propre, de sacrifier l'instinct
individuel a une regle et a une loi commune, pour que nous puissions
vivre et durer, ce qui est encore, ce semble, le besoin le plus
imperieux de notre nature.
JEAN-JACQUES ROUSSEAU
I
SON CARACTERE
Jean-Jacques Rousseau, romancier francais, naquit a Geneve le 28 juin
1712. Sa vie jusqu'a la quarantieme annee, et meme toute sa vie, fut un
roman. Declasse des l'enfance, vagabond, homme de tous metiers, depuis
les plus honorables jusqu'aux pires, graveur et laquais, musicien et
industriel forain, presque secretaire d'ambassade et, plusieurs fois,
favori soudoye de grandes dames, point mendiant, mais quelquefois un peu
voleur, a travers tout cela reveur, artiste, infiniment sensible aux
beautes naturelles et aux plaisirs simples, sans un grain d'ambition,
n'ecrivant point, ne rimant point, de temps en temps lisant avec fureur,
toujours regardant avec delices le ciel, les verdures et les eaux,
ou caressant avec extase un reve interieur; c'est ainsi qu'il arriva
jusqu'a l'age mur.--C'est la vie de jeunesse et l'education d'un _Gil
Blas_ sensible, imaginatif et passionne. Il pouvait en sortir un "neveu
de Rameau" de la pire espece. Il en sortit un desequilibre, mais non
point un homme vil. Le fond etait bon, non le fond moral, qui n'existait
pas, mais le fond sensible. Rousseau avait tres bon coeur. Faible,
et sans aucune espece d'energie morale, il etait bon, compatissant,
charitable, et, tres reellement et non pas seulement en phrases,
"fraternel".--Il ne faut jamais perdre cela de vue; c'est le premier
trait. Rousseau est un candide. Son cynisme meme, quand il n'est pas
une forme de son orgueil, est une forme de son ingenuite. Le premier
mouvement dans Rousseau est un geste naturel et spontane d'elan vers
autrui, de confiance, et de bras ouverts. Il a toujours commence par
adorer qui lui faisait accueil. Il y montre une naivete lamentable,
honorable et touchante. Les grandes amities qu'il a fait naitre,
et qu'il n'a pas toujours reussi a lasser, lui vinrent de la; les
affections posthumes qu'il a excitees tout de meme. Mille lecteurs se
sont dit comme Mme de Stael: "J'aurais reussi a l'apprivoiser, a le
ramener, a le garder." Il a donne, il donnera toujours cette illusion,
parce que naturellement on va au fond, et que le fond chez lui est bien
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