douceur et naive tendresse.
Seulement, s'il etait bon, il se sentait bon, ce qui est tres dangereux,
lorsque manque le correctif de l'humilite. Sans vraie religion, sans
instinct moral primitif, et apres une vie de jeunesse si demoralisante,
d'ou aurait pu lui venir l'humilite? La modestie vient du bon sens tres
puissamment aide par l'education religieuse ou au moins morale. Rousseau
n'avait pas l'ombre de modestie, et, se sentant bon, il se jugeait le
meilleur des hommes, et s'il etait bonte de tout son coeur, il etait
orgueil des pieds a la tete. Il l'etait avec candeur, avec passion, et
avec exaltation, comme il etait tout ce qu'il etait. Dans ses reveries
de jeunesse, il songeait au chant des oiseaux, a presser l'humanite
entiere sur son coeur, et, aussi, il songeait a lui, avec des transports
de complaisance, a sa bonte, a sa douceur, a ses facultes d'epanchement
et de tendresse, et, insensiblement, se batissait un piedestal, que
plus tard il sentira toujours sous lui, et sur lequel, innocemment, il
prendra des attitudes.
Ajoutez enfin l'absence complete de sens du reel et une imagination
romanesque que tout a contribue a entretenir et que rien n'a contenu. Le
roman, vulgaire et picaresque, mais enfin le roman qu'il a vecu jusqu'a
quarante ans, et au dela, a passe dans son esprit et dans tout son etre,
l'a marque profondement, et pour toujours. Il n'a jamais vu aucune
chose telle qu'elle est. Il a vu chaque chose plus belle qu'elle n'est,
jusqu'a quarante ans, plus laide qu'elle n'est a partir de l'age mur, et
de plus en plus jusqu'a la vieillesse. Et, comme dans l'age mur il y a
toujours en nous des retours de l'etre anterieur, souvent, meme en sa
maturite, il commencait par voir une chose nouvelle en jeune homme,
et en etait ravi; puis, tres vite et brusquement, il la voyait en
vieillard, et en fremissait d'horreur. Mais toujours, noir ou bleu
tendre, le reve s'est interpose entre lui et le reel, et a deforme le
contour et change la couleur des choses.
Bon, candide, orgueilleux et romanesque, tel il etait quand il rencontra
la societe humaine. Jusqu'a quarante ans, il ne l'avait pas habitee. Le
vagabondage produit les memes effets que la solitude. Le voyageur voit
plus d'hommes que les autres, et, moins que les autres, connait l'homme;
car a changer sans cesse on ne penetre rien. A quarante ans Rousseau
avait eu des aventures diverses, et des epreuves, sans pour cela avoir
acquis l'experience. Le monde avait
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