homme social,
religieux et moral, ce n'est pas un enchanteur qui l'a imagine un jour,
ce sont les hommes, les generations successives qui l'ont fait peu a
peu; et si rien n'est plus naturel et ne semble plus legitime que le
modifier a notre tour, c'est-a-dire continuer de le faire; le repousser
tout entier, le declarer tout entier une erreur et un monstre, vouloir
le supprimer purement et simplement, c'est une sorte de nihilisme
sociologique; c'est proclamer que les hommes, pensant ensemble pendant
mille siecles, n'aboutissent qu'a une cruelle et meprisable absurdite,
ce qui est possible, mais, s'il etait vrai, devrait, non vous donner
tant d'audace a penser a votre tour et tant de confiance en vos
decisions individuelles, mais vous decourager a tout jamais de toute
pensee et de toute recherche, et vous dissuader de recommencer, en la
reprenant a son point de depart, une experience qui a si malheureusement
reussi.--A moins que vous ne soyez convaincu que vous seul, abstraction
et destruction faite de tout ce que la pensee de vos predecesseurs
amendes les uns par les autres vous a appris, etes capable d'une pensee
saine et d'un regard juste; et c'est bien la l'immense et pueril orgueil
des radicaux du XVIIIe siecle.
Mais ce mot d'orgueil m'avertit que je m'ecarte de Diderot et que je
pense beaucoup plus a Jean-Jacques. Le bon Diderot n'est pas orgueilleux
tant que cela. Il a eu des audaces plus radicales encore que
Jean-Jacques; mais ce sont les audaces de la legerete, de l'etourderie,
d'un temperament sanguin et d'une pointe d'ivresse joyeuse. Hobbes
disait que le mechant est un enfant robuste. L'enfant robuste est
plutot inconsidere, fantasque, impertinent et scandaleux, avec de bons
mouvements et d'etranges ecarts. Et c'est Diderot; c'est l'homme dont on
a pu dire et qui a dit de lui-meme: "Est-il bon? Est-il mechant?"
III
SES OEUVRES LITTERAIRES
On a tout dit sur l'imagination de Diderot, excepte qu'il n'en avait
pas; et, je m'en excuse, c'est a peu pres ce que je vais dire. J'en ai
le droit, parce que je ne resiste jamais a repeter un lieu commun quand
je le crois juste.
Diderot n'a pour ainsi dire pas d'imagination litteraire. Il a, nous
l'avons vu, une certaine imagination dans les idees, une certaine
imagination philosophique. Le _Reve de d'Alembert_ est une sorte
de poeme materialiste, non sans beaute, non sans beautes surtout.
L'imagination litteraire est autre chose. Elle consiste a creer des
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