le
inutilement l'avoir de gens riches, desinteresse du reste absolument
dans l'affaire, peut-il bruler le testament? Diderot ne cache point
qu'il a le plus vif desir de repondre par l'affirmative.--Un homme,
pour repandre les plus grands bienfaits sur des hommes qui du reste en
ont le plus grand besoin, et en sont tres dignes, peut-il mettre de cote
tout scrupule dans l'emploi des moyens, mentir, tromper, ruser, inventer
des fables, et des machines et des fourberies de Scapin? Diderot semble
tout pres de le croire. Il a ce sentiment, confus je l'ai dit, et
qui hesite, mais assez fort, que la morale commune est au-dessus et
au-dessous des morales particulieres, qu'elle est une moyenne; que,
partant, tel homme peut se sentir meilleur qu'elle, et du droit que lui
fait cette conscience, agir d'apres sa loi personnelle.
C'est a peu pres cela que l'on peut, si l'on y tient, appeler la morale
de Diderot. Je n'ai meme pas besoin de dire que, quoique plus aimable,
et nous reconciliant un peu avec lui, elle procede du meme fond que son
immoralite. C'est toujours l'homme naturel oppose a "l'homme artificiel
et moral"; c'est toujours la societe, la communaute, le _consensus_ qui
est depossede du droit, abusivement et frauduleusement pris, de nous
faire penser et agir, de diriger nos doctrines et nos volontes. Plus de
loi que je n'ai point faite! Plus de devoir que je ne sais quel ancetre,
peut-etre, probablement, fourbe et fripon, a trace pour moi. En these
generale, point de morale aucunement. La morale est une invention
d'anciens tyrans subtils; c'est une des pieces de l'homme artificiel
qu'on a introduit en nous. Si cependant vous voulez une regle, ou
quelque chose qui s'en rapproche, fiez-vous a vous-meme scrupuleusement
interroge; quelque chose de bon parlera en vous, qui vous dirigera bien,
meme contre le gre de la loi civile.
Voila bien comme le dernier terme de l'individualisme orgueilleux et
intransigeant. Au fond, et certes sans qu'il s'en doute, ce que le
XVIIIe siecle nie le plus energiquement, c'est le progres. Le progres,
s'il y a progres, c'est sans doute le resultat de l'effort commun de
l'humanite a travers les ages, c'est ce que les hommes, peu a peu, et
les fils profitant des travaux et heritant de la pensee des peres, ont
fini par etablir et par accepter comme verites au moins provisoires,
lumieres pour se guider, et forces pour se soutenir. Cet "homme
artificiel", en admettant meme qu'il soit artificiel, cet
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