re femme, je ne pourrai
l'etre jamais, car je vais devenir celle d'un autre.
Elle se detourna vers le mur et cacha sa tete entre ses mains. Pour moi,
immobile devant elle, je restai partage entre la douleur la plus atroce
que j'aie ressentie jamais et la douleur folle.
Apres un certain temps, elle reprit:
--Comme votre regard me menace! Ah! tuez-moi si vous voulez; la mort de
votre main me sera moins douloureuse que la vie que je dois accepter.
Je baissai les yeux.
--Il y a quelque temps, vous avez pris une resolution qui vous a ete
terriblement douloureuse. Et cependant vous n'avez pas hesite, et vous
vous etes sacrifie a votre devoir. Aujourd'hui, c'est a mon tour de
souffrir et de me sacrifier au mien. J'epouse M. de Solignac.
A ce nom la fureur m'emporta et je me lancai sur elle; mais elle ne
recula point et ses yeux resterent fixes sur les miens; mes mains levees
pour l'etouffer s'abaisserent; je retombai aneanti contre les roseaux.
--Maintenant, dit-elle, il faut que vous m'ecoutiez, non pour que je me
justifie, mais pour que vous compreniez comment ce malheur, comment ce
crime est possible. Mon pere n'est pas riche, vous le savez, et meme ses
affaires sont fort embarrassees; en ces derniers temps, on lui avait
fait esperer que si les projets du prince reussissaient il serait nomme
senateur. Le senat c'etait pour lui la fortune et pour moi c'etait
l'independance; j'etais libre de devenir la femme de celui que j'aime;
mais cette esperance ne se realise pas: mon pere ne sera pas senateur,
et M. de Solignac l'est ou plutot il le sera dans quelques jours.
Comment ce changement s'est-il fait, je n'en sais rien, et qu'il y
ait la-dessous quelque machination infame, c'est possible. Je ne suis
sensible qu'au seul malheur de devenir la femme d'un homme que je n'aime
pas, et que je ne peux pas aimer, car j'en aime un autre.
--Mais ce malheur est impossible, vous ne pouvez pas accepter cet homme.
--Je ne le peux pas, cela est vrai, mais je le dois. Puis-je laisser mon
pere dans la misere? puis-je lui demander d'attendre que vous vous soyez
refait une position? Vous savez bien qu'a son age on n'attend pas.
Et puis, combien faudrait-il attendre! Oui, moi, je le pourrais, car
j'aurais le coeur rempli par votre amour, mais mon pere! pensez a ce que
serait sa vieillesse dans les tracas d'affaires besogneuses. M'est-il
permis de lui imposer ces chagrins pour la satisfaction de mon amour?
C'est a moi de me sacrifi
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