elle nous quitta.
--C'est vrai? dit Treyve en me regardant d'un air etonne.
--Quoi donc?
--Vous n'etes pas un comte de Batignolles? Vous etes un vrai comte?
Pourquoi vous en cachez-vous?
--Je ne cache pas mon titre, mais je ne m'en pare pas non plus. Ne
serait-il pas plaisant que la bonne de notre gargote me servit en
disant: "La portion de M. le comte de Saint-Neree!"
--Eh bien! vous savez, votre noblesse me fache tout a fait.
--Parce que?
--Parce que, en vous apercevant, je me suis flatte que vous etiez invite
dans cette honorable maison pour faire le quatorzieme a table, tandis
que je l'etais, moi, pour mon talent et mon nom. Maintenant, il me faut
perdre cette illusion, c'est moi le quatorzieme.
--Ou voyez-vous cela? nous sommes treize precisement.
--Nous sommes treize parce qu'on attend quelqu'un; vous verrez que tout
a l'heure nous serons quatorze. Ah! mon cher, nous sommes dans un drole
de monde.
Treyve se montrait bien leger, bien etourdi, et j'etais blesse de ses
propos qui atteignaient Clotilde jusqu'a un certain point; cependant je
ne pus m'empecher de lui demander quel etait ce monde qu'il paraissait
si bien connaitre.
--Nous en reparlerons, dit-il, parmi ces longues oreilles, il y en a
peut-etre de fines.
Ses previsions quant au quatorzieme se realiserent, on annonca "le
colonel Poirier" et je vis paraitre mon ancien camarade, le nez au vent,
les epaules effacees, la moustache en croc, en vainqueur qui connait ses
merites et sait qu'il ne peut recueillir que des applaudissements sur
son passage: le succes lui avait donne des ailes; il planait, et s'il
voulut bien serrer les mains qui se tendaient vers lui, ce fut avec une
majeste souveraine.
Avec moi seul il redevint le Poirier d'autrefois, et, quand il
m'apercut, il ecarta le venerable Partridge qui lui barrait le passage,
planta la le Portugais qui s'attachait a lui, ne repondit pas au prince
Mazzazoli qui lui insinuait un compliment et vint jusqu'a mon canape les
deux mains tendues.
L'accueil que m'avait fait le pianiste n'avait naturellement produit
aucun effet, mais celui de Poirier me fit considerer comme un
personnage. Personne ne m'avait regarde, tout le monde se tourna de mon
cote.
--Vous connaissez M. le comte de Saint-Neree? demanda M. de Solignac.
--Si je connais Saint-Neree, s'ecria Poirier, mais vous ne savez donc
pas que je lui dois la vie?
Et il se mit a raconter comment j'avais ete le chercher au mil
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