mies de mon
diner deja si maigre, les plaisanteries se changerent en avertissements
discrets, et l'on me reprocha doucement de trop travailler.
--Vous n'y resisterez pas, me dit-on, l'homme qui travaille de l'esprit
a besoin de plus de sommeil que celui qui ne travaille que des jambes:
il faut que la tete se repose en proportion de l'effort qu'elle a fait.
Travaillez moins le matin, ou plutot amusez-vous moins le soir.
Le conseil etait bon, mais je ne pouvais le suivre. Si je rentrais tard,
c'etait pour rester avec Clotilde, et si je me levais tot, c'etait pour
faire un plus grand nombre de dessins. Les fauteuils d'orchestre coutent
cher; les gants blancs ne durent pas longtemps, et chaque mois mes
depenses, si econome que je fusse, excedaient mes recettes.
Mes amis, voyant qu'ils n'obtenaient rien de moi, s'y prirent d'une
autre maniere. Nous etions en ete, et depuis assez longtemps mes
camarades parlaient d'aller faire des etudes en province. La veille de
leur depart, je vis entrer dans mon atelier, a sept heures du matin,
Gabriel Lindet, celui d'entre eux qui m'avait toujours temoigne le plus
de sympathie.
--Vous savez que nous partons demain, me dit-il, je viens au nom de nos
camarades vous proposer de partir avec nous. Au lieu de rester a vous
ennuyer ici tout seul, vous travaillerez avec nous, et cela ne vous sera
peut-etre pas inutile.
Je me rejetai sur mes travaux qui me retenaient a Paris.
--Je ne vous demande pas de confidences, dit-il, et je vous assure que
je n'en veux pas provoquer, pas plus que je ne veux etre indiscret.
Cependant, laissez-moi vous dire que vous avez tort de repousser ma
proposition. Vous souffrez, et d'un autre cote, vous travaillez beaucoup
trop; vous vous userez dans cette double peine. Venez avec nous; nous
vous distrairons.
Puis il ajouta tout ce qu'il pouvait dire pour me decider, mais
naturellement ses efforts furent inutiles, je ne quittai point Paris,
et n'ayant plus personne autour de moi pour me distraire, je m'enfoncai
plus profondement dans ma passion et m'y enfermai etroitement.
Je ne veux pas dire qu'il n'est pas possible de vivre pleinement heureux
aupres d'une jeune fille qu'on aime et de se contenter des joies
immaterielles d'un amour pur. Je ne veux meme pas dire qu'il n'y ait pas
des femmes capables d'inspirer et de contenir un amour de ce genre.
Seulement le malheur de ma position, c'est que Clotilde n'est plus cette
jeune fille et qu'elle n'est pas
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