sez grand terrain dans
la rue Moncey, et comme ma maison forme le cote de l'angle oppose au
sien, je me trouve ainsi avoir pleine vue sur ses appartements et sur
son jardin. La distance est assez longue, il est vrai, mais mes yeux
sont bons; et d'ailleurs le jardin arrive contre le mur de la cour de ma
maison.
Forme d'une pelouse decouverte, ce jardin n'est boise que dans le
pourtour de l'allee circulaire, de sorte que dans un miroir que j'ai
dispose avec une inclinaison suffisante, je vois tout ce qui s'y passe;
ma fenetre ouverte, j'entends meme le murmure confus des voix et
toujours le bruit cristallin du jet d'eau retombant dans son petit
bassin de marbre; le matin, j'entends les merles chanter.
Assurement, elle ne sait pas que je suis si pres d'elle.
Pense-t-elle a moi?
Je n'ai pas l'idee d'examiner cette question; etre pres d'elle me
suffit.
Elle est toujours ce qu'elle etait jeune fille, moins simple seulement
dans sa toilette, qui est celle d'une femme a la mode.
Elle me parait lancee dans le monde, au moins si j'en juge par les
visites qui se succedent chez elle le mercredi, qui est son jour de
reception.
A l'exception de ce mercredi ou elle reste chez elle, tous ses autres
jours sont pris par les plaisirs du monde: les diners, les soirees, le
theatre. Et bien promptement je suis arrive a deviner, par le mouvement
des lumieres dans la nuit, d'ou elle revient.
Beaucoup d'autres petites remarques me revelent aussi ce qu'est sa vie,
et je serais de son monde que je ne saurais pas mieux ce qu'elle fait.
La premiere fois qu'elle est descendue dans son jardin, ou elle s'est
longtemps promenee seule en tournant sur elle-meme comme si elle
reflechissait tristement, j'ai eu la tentation de lui crier mon nom.
Mais ce n'a ete qu'un eclair de folie, qui depuis n'a jamais traverse
mon esprit.
Je veux vivre ainsi sans qu'elle sache que je suis pres d'elle. Je la
vois et c'est assez pour mon amour. Ce n'etait certes pas la ce que
j'avais espere, mais c'est ce qu'elle a decide, et ce qu'a voulu--la
fatalite.
XLIV
Si bonne volonte que j'eusse, je ne pouvais pas etre assidu a mon
travail, comme mes camarades. Tant que le jour durait, ils restaient
devant leur chevalet, et une courte promenade apres diner, une flanerie
d'une heure dans les rues de notre quartier leur suffisait tres-bien; on
descendait par la Chaussee-d'Antin, on remontait par la rue Laffitte,
en s'arretant devant les expositions d
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