cote j'ai des scrupules et des exigences qui m'entrainent dans d'autres
lenteurs. De sorte que je mets quelquefois huit jours a faire un dessin
qu'un autre trouverait et terminerait en quelques heures. C'est par
la surtout que je suis un amateur travaillant avec fantaisie pour son
plaisir, et non un ouvrier ou un veritable artiste. Le resultat de ce
genre de travail est de rogner considerablement mes benefices et de les
reduire au strict necessaire.
Nos dejeuners ne necessitent donc pas une table confortablement servie;
ils se composent d'un petit pain avec une tranche de jambon ou d'un
morceau de fromage que nous allons manger les uns chez les autres. Celui
qui recoit nous offre le liquide, et il en est quitte a bon marche; le
porteur d'eau fait tous les matins sa provision pour deux sous.
C'est l'heure de la causerie: on regarde le tableau qui est en train, on
se conseille et l'on discute. C'est l'heure aussi ou je demande avis a
mes camarades qui, pour moi, sont des maitres, et, dans un mot, dans un
coup de crayon, j'en apprends plus que dans de longues heures de travail
et de reflexion.
Puis apres une demi-heure de repos et d'intimite, chacun rentre chez
soi, tandis que je descends dans Paris pour aller faire les recherches
necessaires a mon travail, a la Bibliotheque ou au Cabinet des estampes.
Le soir, nous nous retrouvons dans un restaurant de la rue Fontaine
(est-ce bien restaurant qu'il faut dire), enfin dans un endroit ou,
moyennant la somme de vingt a vingt-trois sous, on donne un diner
compose d'un potage et de deux plats de viande. Il en est de nos diners
comme des soupers de theatre, un dialogue vif et anime est la piece de
resistance; on pense a ce qui se dit et non a ce qu'on mange.
Notre diner termine, nous rentrons chez nous, et le plus souvent c'est
dans ma chambre qu'on se reunit, car j'ai un luxe de chaises et de
meubles pour s'etendre que mes voisins ne possedent pas.
On allume les pipes et la causerie reprend sur les sujets qui nous
occupent, le travail et la peinture; ou bien l'un de nous prend un
livre et lit haut, tandis que les autres cherchent une esquisse ou bien
suivent paresseusement les spirales de leur fumee. A onze heures on se
separe, pour recommencer le lendemain.
Point de theatres, point de cafes, point de visites dans le monde;
nous sommes preserves de ces distractions couteuses par des raisons
toutes-puissantes dont on ne parle pas, mais auxquelles on obeit
discrete
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