et il me remercie.
Oh! dis-moi que tu es heureux, et je le serai."
Heureux, Alfred de Musset ne pouvait l'etre, ni alors ni plus tard, avec
ce temperament de fievre et ces habitudes de debauche qui useront ses
nerfs et bruleront sa vie. De pres, il n'a pas su--il le reconnait--aimer
George Sand et lui donner le bonheur. De loin, il offre de sauter pour
elle dans un precipice, avec une joie immortelle dans l'ame. "Mais sais-tu,
dit-il, ce que c'est que d'etre la, dans cette chambre, seul, sans un ami,
sans un chien, sans un sou, sans une esperance, inonde de larmes depuis
trois mois et pour bien des annees, d'avoir tout perdu, jusqu'a mes reves,
de me repaitre d'un ennui sans fin, d'etre plus vide que la nuit? Sais-tu
ce que c'est que d'avoir pour toute consolation une seule pensee: qu'il
faut que je souffre, et que je m'ensevelisse en silence, mais que du moins
tu es heureuse! peut-etre heureuse par mes larmes, par mon absence, par le
repos que je ne trouble plus! O mon amie, mon amie, si tu ne l'etais
pas!..." Il veut qu'elle le soit; elle doit l'etre. Pagello est "une noble
creature, bonne et sincere." C'est meme cette certitude qui lui a donne le
courage de quitter Venise, de fuir. Mais le bonheur est un hieroglyphe
terrible, l'enigme indechiffrable sur cette route de Thebes ou le sphinx
devore tant de pelerins de l'eternel voyage. Et il lui pose a elle, il se
pose a lui-meme la douloureuse question: "Ce mot si souvent repete, le
bonheur, o mon Dieu, la creation tout entiere fremit de crainte et
d'esperance en l'entendant! Le bonheur! Est-ce l'absence du desir? Est-ce
de sentir tous les atomes de son etre en contact avec d'autres? Est-ce
dans la pensee, dans les sens, dans le coeur que se trouve le bonheur? Qui
sait pourquoi il souffre?" Ni le genie qui s'interroge, ni les efforts de
l'humanite pensante, ni la simplicite des humbles, ne decouvriront la
solution du mysterieux probleme.
Le 26 juin, George Sand ecrit de Venise la derniere lettre que nous
possedions. Elle a recu, grace a Alfred de Musset, de bonnes nouvelles de
son fils, elle a trouve son argent a la poste restante. C'est un
soulagement. Elle annonce son retour a Paris pour la premiere quinzaine
d'aout, car elle veut assister a la distribution des prix du college Henri
IV. Reviendra-t-elle seule? Non, Pagello va l'accompagner. Le voyage est
couteux, mais il a, dit-elle, "bien envie de ne pas me quitter, et il se
fait une joie de t'embrasser; j'espere
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