pas le loisir. Chaque
generation a la tache commune avait apporte son effort, et l'une ou
l'autre, celle du garde-francaise, celle du grenadier, sa contribution
d'honneur. La chaine n'avait pas ete interrompue. Cependant j'eprouvai
l'envie d'objecter:
--Et grand-pere?
Que m'aurait-il repondu? Mais voici qu'il y repondait de lui-meme,
sans amertume. Quelquefois cette chaine s'etait tendue a se rompre, et
la maison avait traverse de mauvais jours. Il la representait fendant
las vagues comme un solide vaisseau dont la barre est maintenue par un
pilote sur. Sa voix qui jadis se plaisait a nous raconter les exploits
des heros composait peu a peu, avec une exaltation croissante, une
sorte d'hymne a la maison. C'etait le poeme de la terre, de la race,
de la famille, c'etait l'histoire de notre royaume et de notre
dynastie.
A mesure que les annees se sont enfuies, loin d'en etre affaibli, le
souvenir de cette journee prend mieux tout son sens a mes yeux. Mon
pere avait mesure le chemin que j'avais parcouru pour m'eloigner de
lui. Il voulait me reprendre, me ressaisir, me rattacher. Avant d'en
appeler a son autorite, il tenait de frapper mon imagination et mon
coeur, de les reconquerir sur leurs chimeres, de leur proposer un but
capable de les emouvoir. Seulement, de toutes parts presse par la vie
quotidienne, il lui fallait se hater, il ne disposait que d'un jour
entame deja, de quelques heures fugitives pour entreprendre ma
transformation. Il pensait en une fois regagner son fils perdu, il
comptait sur son art incomparable de diriger les hommes, de les
subjuguer.
Ce qu'il dit pour me convaincre, pour m'arracher l'emotion qui me
livrerait, je le comprends maintenant et bien tard, ce dut etre beau
comme un chant d'Homere. J'en eus pourtant l'intuition immediate. Je
ne sais si jamais paroles plus eloquents furent prononcees que celles
qu'il m'adressa sur cette colline, tandis que le soir commencait
lentement de fleurir le ciel et de pacifier la terre. Je ne trouve pas
d'autre mot: il me faisait la cour comme un amoureux qui ne se sent
pas aime et connait que son amour seul apportera le bonheur. Mais d'un
pere l'affection descend, elle exige que la notre monte vers elle. La
sienne, par un privilege unique dont sa fierte n'etait pas atteinte,
montait vers moi, m'enveloppait, m'implorait.
Oui, reellement, je crois que mon pere m'implorait et je demeurais
impassible en apparence, tandis que j'aurais du l'arreter avec un c
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