avenir
plus incertain? Jacquot, peu surveille ces derniers temps, n'a pas ete
sage, mais voila ma mere qui le gronde. Il ne croyait plus sans doute
qu'elle penserait a le gronder. Il s'etonne, il obeit. Et maintenant
il faut s'asseoir autour de la table.
Ma mere a pris sa place du milieu. C'est vrai qu'elle porte maintenant
dans sa demarche, dans sa voix toujours aussi douce, je ne sais quelle
nouvelle autorite, inexplicable et cependant sensible. Elle se tourne
vers grand-pere qui la suit:
--C'est a vous de _le_ remplacer.
Et elle designe, en face d'elle, la chaise de mon pere.
--Oh! pas moi, refuse grand-pere en s'agitant. Valentine, je n'irai
pas la. Moi, je ne suis rien qu'une vieille bete.
Elle insiste, mais vainement; rien ne le fera ceder. Alors ma mere
leve sur moi ce regard calme et effraye ensemble qu'elle a depuis...
depuis qu'elle est veuve:
--Ce sera toi, dit-elle.
Sans un mot je m'assis a la place de mon pere, et de quelques instants
il me fut impossible de parler. Pourquoi ce recueillement pour une
chose si simple et si naturelle? Si simple en effet et si naturelle
etait la transmission du pouvoir.
J'ai compare la maison a un royaume, et la suite des chefs de famille
a une dynastie. Voici que cette dynastie aboutissait a moi-meme. Ma
mere exercait la regence et je portais la couronne. Et cette couronne,
voici que j'en connaissais a la fois le poids et l'honneur. Comme
j'etais ne precedemment a la douleur et a la mort, je naissais au
sentiment de ma responsabilite dans la vie. Je ne sais, en verite, si
je puis comparer a ce sentiment qui m'envahissait aucune autre
emotion. Il me percait le coeur de cette fleche aigue et cruelle que
l'on attribue generalement a l'amour. Et de ma blessure jaillissait,
comme un sang rouge et abondant, l'exaltation qui devait teindre mes
jours. Ce sang-la, loin de diminuer les forces de la vie, se
repandrait pour la defense eternelle de la race.
Avant que j'eusse atteint l'age d'homme, le grand combat qui se livre
immanquablement dans toute existence humaine entre la liberte et
l'acceptation, entre l'horreur de la servitude et les sacrifices
exiges pour durer, s'etait livre en moi par anticipation. Un
precepteur aimable et dangereux m'avait revele a l'avance le charme
miraculeux de la nature, de l'amour et de l'orgueil meme qui croit
nous soumettre la terre, et ce charme trop doux et trop enervant ne me
retiendrait jamais plus tout a fait. Ma vie etait fix
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