t contraint a l'obeissance et
froisse dans mon orgueil: je ne pouvais l'oublier si vite et ma
dignite m'obligeait a prendre un air offense.
Les moindres details de ce depart, sur lequel devait tant s'exercer ma
memoire pour chercher vainement a en amoindrir l'amertume,
m'apparaissent avec une nettete que le temps n'a pu obscurcir. Tout le
monde s'impatientait plus ou moins, les chevaux a cause des mouches
qui les harcelaient, le cocher par tendresse pour se betes, grand-pere
et Jacquot dans leur hate de gouter le plaisir de la course, Louise et
Nicole dans leur tristesse de s'en aller, tante Dine parce qu'elle
redoutait le fracas de sa sensibilite, moi pour en finir avec le
malaise que j'eprouvais. Ma mere tachait de conserver son calme. Seul,
mon pere y reussissait naturellement. Quand je montai a mon tour, le
dernier, il eut un court moment d'hesitation comme s'il voulait me
retenir, me parler. Je ne sais plus exactement ce qui me le revela,
mais j'en suis certain. Et une fois assis, je ressentis une envie
irraisonnee de redescendre. Etait-ce un desir instinctif de
reconciliation? Combien j'aimerais en etre assure; mais ce fut trop
vague pour le pouvoir affirmer aujourd'hui. Installe sur la meme
banquette que grand-pere, je traduisis mon sentiment intime par un
geste de mauvaise humeur: je m'emparai de la caisse a violon qui me
heurtait les genoux et la deposai brusquement dans le fond de la
voiture.
--C'est delicat, observa grand-pere en maniere de protestation.
Je me souviens encore de la vibration de la lumiere dans l'air et de
l'eclat de la route sous le soleil.
--Ca y est-il? s'informa le cocher grimpe sur son siege.
--En avant! ordonna mon pere.
Et ma mere ajouta le voeu qu'elle formulait a chaque separation:
--Que Dieu vous garde!
Deja notre lourd vehicule s'ebranlait et ce furent les dernieres
paroles que nous entendimes. _En avant_ et _Que Dieu vous garde_:
elles se confondent, elles se melent, elles s'accompagnent toujours
l'une l'autre dans mon souvenir, et lorsqu'il m'arrive aujourd'hui de
me mettre en route, il me semble que je les entends.
Au tournant, la-bas, devant la grille du portail, je revois les trois
ombres qui se detachent dans le jour cru: celle de tante Dine un peu
massive; celle, plus fine, de ma mere et la grande ombre fiere de mon
pere qui redresse la tete. Pourquoi n'ai-je pas appele? D'un seul mot
: "Pere", il se fut contente, et il eut compris. Sa silhouette
revelait
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