et jusqu'a mes rencontres avec
Nazzarena par une notion quasi abstraite de la nature et de l'amour,
ou je goutais des joies intenses. Je me composais des paysages
elyseens et des passions ideales. J'etais a l'age ou l'on se meut avec
le plus d'aisance dans les chimeres de la metaphysique: les idees se
confondent avec le coeur, et la sensibilite, pour bondir, n'a pas
encore besoin du tremplin de la realite. Dans le reve, j'etais mon
maitre; en attendant celle de la vie, j'avais decouvert
l'independance de notre cerveau, et qu'elle peut suppleer a tout ce
qui nous manque. Enfin je me jetai dans la musique comme dans une eau
qui prend notre forme: malleable et comme liquide, elle se pretait a
tous mes desirs avec une docilite qui m'emerveillait. J'avais retrouve
le _Freischuetz_ et _Euryanthe_, la foret dont les allees se perdent.
Elle etait plus belle et surtout plus vaste que celle ou, jadis, je
m'etais eveille a la vie latente des choses. J'escaladais aussi des
montagnes plus hautes et plus inaccessibles que celles ou le berger
menait son troupeau. Et parfois la douceur lancinante des notes que
j'arrachais a mon instrument me rappelait l'inoubliable lamentation du
rossignol amoureux de la rose: _Je m'egosille toute la nuit pour
elle, mais elle dort et ne m'entend pas_. Pour elle? je ne savais pas
son nom, je ne connaissais pas son visage, mais qu'elle existat je
n'en doutais point. Et, phenomene singulier, ce n'etait deja plus
Nazzarena, comme si la fidelite etait encore une chaine a briser.
Avec le secours de la musique ou celui de la pensee, je me
construisais un palais ou nul n'etait admis a me visiter: on me
croyait present et simplement distrait quand j'avais gagne ma
solitude, le seul lieu ou je fusse veritablement moi-meme. Cette
faculte de concentration m'interdisait l'amitie. Aucun camarade ne fut
admis a se lier avec moi, de sorte que la famille meme contre laquelle
je m'insurgeais me representait l'humanite a elle seule.
Ainsi toutes les graines jetees pendant ma convalescence germaient en
moi, a quelques annees d'intervalle. J'etais libre en dedans et
personne ne s'en doutait. Mes parents etaient satisfaits de mes places
et de ma conduite. Je passais pour tranquille, doux et sage, et a
l'abri de cette reputation je me laissais couler paisiblement dans un
heureux etat ou je ne reconnaissais plus d'autre loi que la mienne et
qui devait approcher de l'anarchie. Je sacrifiais aux contingences,
mais elles com
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