signe je le sentais agite d'une grande tempete en dedans.
Il pouvait me briser, me casser en deux, et il se taisait. Nous
passames ainsi sur la place du Marche. Je me decouvrais semblable a
ces malfaiteurs que j'avais vu conduire en prison par un gendarme.
Pourvu que Nazzarena ne me reconnut pas? Elle me representait la vie
libre, comme j'etais l'esclavage.
Enfin nous arrivames devant la porte de la maison. Mon pere, avant de
l'ouvrir, se retourna vers moi et, m'enveloppant tout entier de son
regard sous lequel je baissai la tete, malgre moi, comme un coupable:
--Pauvre petit! dit-il (c'etaient les expression memes de Martinod),
qu'est-ce qu'on voulait faire de toi!
J'etais dans un tel etat de tension que cette pitie soudaine eut
raison de ma revolte et que je fus sur le point de me jeter dans ses
bras en pleurant. Deja il s'etait repris et, de sa voix de
commandement, declarait:
--Il faudra bien que tu obeisses. Il le faudra bien.
Du coup je me rebiffai de nouveau. Il affirmait son autorite dont il
n'avait pas abuse pourtant: ce serait pour moi la guerre sacree de
l'independance.
Ma mere inquiete, dont j'avais deja distingue l'ombre derriere la
fenetre, guettait notre retour et vint au-devant de nous jusqu'au
sommet des marches.
--Il y etait, expliquait simplement mon pere, je ne m'etais pas
trompe.
--Oh! mon Dieu! murmura-t-elle comme si elle apprenait un malheur
qu'elle n'eut pas imagine.
Et tante Dine qui la suivait leva les bras au ciel:
--Ce n'est pas possible! Ce n'est pas possible!
On ne me gronda pas davantage. Bon gre mal gre, on avait ramene
l'enfant prodigue. Et moi, loin d'etre reconnaissant de cette
indulgence que je m'explique mieux aujourd'hui par l'incertitude de
mes parents sur les influences que j'avais subies et sur la facon de
me reconquerir, j'appelais de toutes mes forces recuperees ma douleur
d'amour que tous ces incidents avaient recouverte, en me repetant:
"Nazzarena part demain. Nazzarena part demain."
V
LES DEUX VIES
Je ne dormis guere de la nuit, et dans un demi-sommeil je confondais
la guerre sacree de l'independance et la perte definitive de
Nazzarena. Mon amour faisait partie de cette liberte que celebrait
grand-pere et pour laquelle il avait pris un fusil. Au matin, j'etais
fermement resolu a ne pas me rendre au college et a courir la supreme
chance d'assister au depart des forains. Les adieux de la veille
avaient ete manques: sans preparation, je n'a
|