essa de plaisanter. Le cas devenait tragique: on
aurait entendu tisser une araignee. Grand-pere sauva la situation:
--Allons, Martinod, dit-il: il faut etre poli.
--Pere Rambert, c'est bien pour vous, conceda Martinod.
Tout de meme il se decouvrit. On vit mieux sa figure exsangue et sur
sa defaite ne subsista aucun doute. Deja mon pere, vainqueur, se
tournait vers Cassenave, perdu dans ses reves:
--Vous aussi, mon ami, vous feriez mieux de rentrer chez vous.
Et Cassenave terrifie, s'ecria en pleurant, ce qui detendit les nerfs
de chacun et parut extremement drole:
--Je vous jure que je n'ai pas bu, monsieur le docteur.
La-dessus nous sortimes, mon pere et moi, lui devant, moi derriere, et
bien que les tables deja serrees fussent toutes garnies de
consommateurs, je circulai entre elles sans difficulte, a cause de la
place qu'on laissait respectueusement a mon guide. Pour ne pas
ressembler a Martinod, dont la lachete me degoutait, je m'efforcais de
me tenir droit et de prendre un air degage. Au fond, j'eprouvais une
peur indicible de ce qui se passerait dans la rue quand nous serions
seuls tous les deux. Jamais, sauf peut-etre dans ma toute premiere
enfance, mes parents ne m'avaient inflige de chatiment corporel:
notre fierte faisait partie de notre education. Cette fois, je m'y
attendais. Pourvu que ce ne fut pas un soufflet, comme a Martinod?
Martinod etait un ennemi de la maison et j'avais bu son champagne.
Mais je ne me souciais plus de la maison. Comme grand-pere,
j'entendais etre libre. Grand-pere n'avait-il pas pris un fusil,
lorsqu'il avait echoue dans le sang des journees de Juin, contre la
defense de son propre pere, le magistrat, le pepinieriste dont il se
moquait bien? On me frapperait, on me brutaliserait, on n'obtiendrait
rien de moi. Et, contre l'epouvante qui me tordait, je me crispais
jusqu'a atteindre enfin une sorte d'insensibilite, cette force de
resistance qui permet de tout supporter sans plier et sans se
plaindre.
Je n'eus pas a me servir de cette provision d'energie que
j'emmagasinais en vue du martyre. Dehors, mon pere se contenta de me
demander sans hausser la voix:
--Es-tu venu souvent dans ce cafe?
--Quelquefois.
--Tu n'y remettras jamais les pieds.
Je compris qu'en effet je n'y pourrais jamais remettre les pieds. Mais
serait-ce la toute ma punition? Nous marchions cote a cote, et tres
vite. Bien qu'il ne manifestat plus rien de ses pensees, je ne saurais
dire a quel
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