coulait des levres
en une mousse brunatre; ses poings tremblants se crispaient. On lui
aspergeait le visage d'eau froide; on lui desserrait de force, souvent
avec une lame de fer, les mains et les machoires; et, generalement, au
bout de quelques minutes, il se relevait et reprenait son travail, un
peu pale encore et fremissant, avec des yeux inquiets et fuyants.
Bientot il n'y paraissait plus; apres s'etre secoue comme un chien qui
sort de l'eau, il se calait la joue d'une nouvelle chique, puis
s'absorbait dans son travail. Pendant le reste du jour, alors, il
restait d'ordinaire un peu taciturne et comme mate.
Ainsi s'alignait, dans la penombre et le vacarme, la lourde equipe des
presses, avec les elements divers qui la composaient. C'etait un petit
monde a part dans la fabrique; une sorte de republique avec ses lois
et ses usages propres ou, malgre les sympathies et les antipathies
personnelles, regnait un esprit de solidarite professionnelle qui
pouvait prendre a l'occasion un caractere presque hostile a l'egard des
autres ouvriers. Par exemple, les "huiliers" n'etaient pas toujours fort
aimables envers Pee, le meunier, que l'on voyait occupe a l'autre bout
de l'atelier, aupres de ses meules grincantes. Un peu jaloux de lui, ils
ne supportaient pas tres bien cette espece de pierrot sec, qui etait
tout blanc de farine, alors qu'eux luisaient de graisse et d'huile.
Ressentiment analogue a l'egard des deux charretiers, qui venaient la
deposer ou prendre leur chargement. Mais ils en voulaient surtout a
Bruun, le chauffeur, et a Miel et Siesken, les deux aides aux meules
verticales, qu'ils appelaient les "cabris". Pour eux, Bruun etait tout
simplement un flemmard. Ils avaient la conviction intime qu'il n'en
fichait pas une secousse, parce que, au fond, il n'avait rien a faire.
Une machine a vapeur, voyons, ca travaillait tout seul: son unique
besogne consistait a ne pas laisser s'eteindre le foyer; et pour le
reste il pouvait flaner, espionner, poursuivre "La Blanche" de ses
assiduites degoutantes. On ne se genait pas, a l'occasion, pour lui
clouer le bec en lui disant son fait, ce qui donnait alors lieu a des
scenes violentes. Bleme de rage concentree, Bruun se defendait, essayait
de leur faire comprendre quel savoir, quelle responsabilite signifiait
la conduite d'une machine a vapeur. Mais ils lui riaient au nez; et ils
le defiaient de prendre leur place a l'une des presses et de fabriquer
un tourteau de colza ou de lin
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