l qu'il devrait etre. Que
vois-je ici autour de moi? De pauvres gens, des ouvriers qui, du matin
au soir, d'un bout de l'annee a l'autre, doivent trimer comme des
esclaves, afin de gagner une miserable croute pour eux-memes et leur
malheureuse famille! Vous n'avez que des devoirs sur la terre; vous ne
possedez aucun droit. Ce n'est pas pour vous que vous travaillez, peinez
et produisez; c'est pour vos exploiteurs, ceux qui vivent sans rien
faire et s'engraissent de votre dur labeur....
Le tribun s'animait, sa figure contractee devenait pale et ses yeux
luisaient d'un dur eclat derriere les verres de son pince-nez. Sa voix
cassante scandait, martelait les mots et le mouvement de son bras droit,
au poing ferme brandi vers le ciel, soulevait de cote sa jaquette et son
gilet, en decouvrant sa chemise, comme un lisere blanc, a la ceinture de
son pantalon sans bretelles.
L'auditoire, tout yeux, tout oreilles, retenait son souffle. Visiblement,
il les tenait deja sous l'empire de son eloquence routiniere. En voila
un qui osait dire les choses; jamais ils n'avaient entendu rien de
pareil dans leur village! Par-ci par-la s'elevait bien, de temps en
temps, une vague rumeur de protestation, mais tout de suite on imposait
silence. Et d'ailleurs le tribun etait entoure de ses camarades, qui
veillaient sur lui comme une garde du corps indefectible; dans leurs
visages pales, les yeux ardents scrutaient la foule comme pour y suivre
l'effet de ses paroles et, a la moindre menace, parer au danger.
Cette foule s'etait encore accrue. A chaque instant de nouveaux visages
s'y montraient, attires par cette reunion en plein air, ou tout le monde
pouvait bien s'arreter quelques minutes vraiment, sans se voir accuse
plus tard d'y avoir participe deliberement. Cette affluence inesperee
fouettait le tribun; il s'echauffait au son de ses propres paroles, il
redoublait d'eloquence et de violence, lorsque soudain un incident
surgit qui l'arreta tout net au beau milieu de son discours.
Un individu fendait la cohue, en trainant la quille, et titubant, le
visage tumefie, braillant d'une bouche pateuse des choses incoherentes.
Baton leve sur les spectateurs, il se frayait brutalement un passage; et
il repetait, avec un entetement d'ivrogne, qu'il voulait aller a _La
Belle Promenade_ boire une goutte et que personne au monde n'avait le
droit de l'en empecher. C'etait Berzeel; et, quand on l'eut reconnu, un
eclat de rire formidable secoua la foule.
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