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qui pouvait s'appliquer a tout et a rien: le monde etait "une drole de
paroisse" et on n'etait jamais sur la veille de ce qui vous attendait le
lendemain. Surtout la jeune fille qui avait remplace Sidonie se sentait
mal a l'aise dans ce milieu. On eut dit qu'en prenant sa place, elle
avait pris une part de la faute de celle qui l'avait precedee. C'etait
une enfant aux cheveux blonds et aux joues roses, toute fraiche venue de
la nature, maintenant emprisonnee dans la fabrique sombre comme un
oiseau dans une cage. Elle s'appelait Liezeken. Mme de Beule, tres
severe, lui avait notifie que, sous peine de renvoi immediat, elle ne
devait avoir les moindres rapports avec les ouvriers; cette menace la
rendait si timide, si craintive, qu'elle n'osait meme regarder les
"huiliers" et moins encore M. Triphon, dont elle savait l'aventure avec
la belle Sidonie, sans que Mme de Beule lui en eut rien dit. Quant a "La
Blanche", elle etait plutot reconfortee. Poeteken avait fini par vaincre
l'opposition de sa mere et le mariage aurait lieu au commencement de
janvier.
M. Triphon, lui, etait loin de se sentir a l'aise. Durant les premiers
jours on l'avait a peine apercu a la fabrique. Il se promenait beaucoup
dans le jardin, avec Kaboul, a qui il faisait faire des tours. Si
quelqu'un le surprenait a ce jeu innocent, aussitot il cessait et s'en
allait un peu plus loin. Il essayait autant que possible d'eviter son
pere; en realite, il ne le voyait qu'aux repas, qui etaient lugubres de
silence haineux et concentre. M. de Beule, charge de rancune, mettait
une obstination farouche a ne pas adresser la parole a son fils. S'il
avait besoin de lui communiquer telle chose concernant les affaires, il
le faisait par l'intermediaire de sa femme ou de Sefietje, et meme par
des billets crayonnes, brefs comme des ordres, qu'il epinglait sur son
pupitre. Et toute sa conversation, pour autant qu'il parlat, etait semee
d'allusions desobligeantes et fielleuses, qui ne visaient personne,
parait-il, mais, en realite, etaient dirigees uniquement contre son
fils.
L'heure la plus penible etait celle ou l'on montait se coucher. M. Triphon
essayait toujours de s'en tirer en profitant de la presence d'un tiers,
Sefietje ou Eleken, pour souhaiter bonne nuit. Il se levait alors avec
hesitation, disait "bonsoir papa, bonsoir maman" et se dirigeait vers la
porte. La bonne Mme de Beule repondait toujours d'un ton aimable, quoique
peu enjoue, "bonne nuit, Triphon",
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