n'etaient pas aussi pessimistes.
--Il se taira a cause des cigares, pour en avoir encore a l'occasion,
dit Sidonie.
Ses petites soeurs etaient du meme avis. Il avait interet a se taire.
Mais la mere demeurait mefiante. "C'est un tel petit bavard!"
repetait-elle en hochant la tete; et, pour la premiere fois depuis qu'il
venait la, M. Triphon, inquiet, eut l'impression d'un grand danger
immediat qui menacait son tranquille et doux bonheur. Il ne s'attarda
pas ce soir-la. Il ne se sentait plus en securite. Ses adieux a Sidonie
eurent quelque chose de triste et d'oppresse, comme s'il ne devait plus
la revoir.
Il neigeait a gros flocons quand il se retrouva dehors; et aussitot il
entendit, dans le ronron de l'ecoussoir, fredonner le petit teilleur qui
s'etait deja remis a l'ouvrage. Un instant il s'arreta, se demandant
s'il ne ferait pas bien d'entrer dire un mot au bonhomme. Apres une
minute d'hesitation, il resolut de n'en rien faire. Moins on le voyait,
mieux cela valait. Il passa sur la pointe du pied, en risquant un regard
furtif dans la petite baraque ou Ivo, sur la planche a bascule, se
demenait dans le bruit et la poussiere, en chantant comme s'il
trepignait de joie. M. Triphon sourit. Les flocons de neige avaient
l'air de voltiger comme des papillons blancs vers la lumiere de la
grangette; il eut l'impression que la-haut, dans le ciel sombre,
travaillaient d'autres teilleurs innombrables. Ils etaient animes par la
chanson d'Ivo; et tout cela se fondait en une harmonie etrange, ou il y
avait de l'allegresse et aussi de la douleur.
XV
Ce fut peu de jours apres cette aventure que M. Triphon crut remarquer
un changement dans l'attitude des ouvriers de la fabrique a son egard.
Ils l'observaient parfois avec un sourire bizarre, enigmatique et
Feelken prit pour habitude, chaque fois qu'il l'apercevait, de lancer
son "Fikandouss-Fikandouss", a quoi Leo repondait par un "Oooo ...
uuuu ... iiii" rugissant. Les autres riaient: Free, immobile, perdu dans
ses pensees, devant les pilons rebondissants; Berzeel, parfois bruyant
et violent. Ollewaert s'enfoncait dans la bouche une chique enorme,
comme s'il allait l'avaler; et meme ce Poeteken, d'ordinaire si
tranquille et si timide et qui avait fini par epouser "La Blanche",
s'oubliait a regarder M. Triphon avec des yeux brillants et vifs, qui
semblaient receler un monde de sensations intimes. Pee, tout blanc comme
un bonhomme de neige, quittait volontiers ses meu
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