ruisseau. C'etait parfait.
Il se sentait ragaillardi. Derechef, le plan lui apparut d'une execution
facile.
A la fabrique, dans le vacarme des pilons, Sefietje circulait avec la
goutte du soir. M. Triphon la vit entrer dans la "fosse aux huiliers",
suivie a pas de loup par Bruun, le chauffeur, qui resta a l'epier par
une fente de la porte. M. Triphon haissait cet homme pour sa constante
habitude de ruse et d'espionnage. Il le detestait doublement, maintenant
qu'il avait lui-meme quelque chose d'important a cacher. Toute manoeuvre
secrete l'inquietait, par le rapport qu'elle pouvait avoir a l'evenement
sensationnel que le petit teilleur de lin etait venu annoncer. Il
bouscula sans menagement l'espion et penetra dans l'huilerie. Sefietje
se trouvait avec sa bouteille au milieu des "huiliers", qui
l'entouraient pendant qu'elle remplissait le verre; les pommettes
rouges, signe indubitable chez elle de grande agitation interieure, elle
semblait leur raconter des choses qui les interessaient prodigieusement.
L'inusite de ceci frappa M. Triphon. D'ordinaire, Sefietje parlait le
moins possible avec ces hommes qu'elle detestait violemment.
Saurait-elle deja la grosse nouvelle et etait-elle en train d'en parler?
M. Triphon, faisant un effort sur lui-meme, s'approcha des "huiliers",
comme si de rien n'etait.
Aussitot le groupe se dispersa et Sefietje continua sa tournee avec son
verre et sa bouteille. Les pilons rebondissaient et cognaient; le soleil
couchant tendait en diagonale, a travers les vitres de la chambre des
machines, une poutre d'or transparente dans le trou sombre; M. Triphon
ne s'attarda pas plus que d'habitude: il observa de cote le visage des
"huiliers" et se dirigea vers la "fosse aux femmes". Mais a peine
avait-il ferme la porte derriere lui qu'une clameur sauvage s'eleva.
Feelken repetait avec une obstination agacante son insupportable
"Fikandouss-Fikandouss", Leo mugissait son effarant "Oooo ... uuuuu ...
iiiii" et les autres riaient d'un rire enorme dans le tonnerre des
pilons. "Sacredieu! Ils savent!" ragea M. Triphon. D'un mouvement
brusque, il fit demi-tour, pret a rentrer dans l'huilerie pour demander
des explications. Une seconde de raisonnement plus calme le retint. Il
etouffa un juron de fureur et entra chez les femmes.
Il y retrouva Sefietje avec sa bouteille et son verre, entouree cette
fois par les ouvrieres qui buvaient ses paroles. Leurs yeux brillaient,
les bouches etaient ouvertes d'etonne
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