tout en bouillonnant de rage
interieure, acceptait le nouvel etat de choses. Et ils se sentirent
soulages d'un grand poids.
A six heures, Sefietje revint pour la tournee du soir. Muette et
renfrognee, elle versa a chacun les deux gouttes. Les "huiliers" ne
firent aucune remarque, mais des qu'elle fut partie des chants
eclaterent et on echangea des quolibets. Les yeux etaient rieurs et des
pipes brasillaient. Ollewaert se bourra le bec d'une chique enorme. On
eut dit qu'un gros abces lui gonflait la joue droite. Miel en etait
ebahi et bayait au petit bossu comme il eut considere un phenomene.
Ollewaert s'en apercut. Il regarda le "cabri" avec un sourire narquois
et lui lanca a la face un sonore "espece de veau!" Leo fit entendre un
rugissant "Ooooooo ... uuuuu ... iiiii ..." et, par une fente de porte,
Bruun, de son oeil de mouchard, observait la scene. A distance
nasillaient les voix aigues des femmes dans leur "fosse". C'etait tout
a fait comme au bon temps jadis.
Mais, vers la fin de la longue journee de labeur, revint l'accablante
depression. Il en etait toujours ainsi; la lourde fatigue les matait.
Les yeux devenaient torves; les mouvements se ralentissaient,
s'ankylosaient. C'etait le soir qui tombait sous les poutres sombres et
s'appesantissait sur eux comme un fardeau. Dehors, la radieuse soiree
d'ete resplendissait; les pommes et les poires dans le verger du
forgeron semblaient se dilater, s'amplifier, devenir des fruits
fantastiques de terre promise; les frondaisons imposantes dans le jardin
de M. de Beule s'ourlaient et se teintaient de pourpre et d'or; et dans
le ciel limpide aux profondeurs verdatres des troupes d'hirondelles
prestes se poursuivaient, tournoyaient en poussant de longs cris
percants d'allegresse.
Quelques minutes avant la demie de sept heures, Bruun s'approcha des
"huiliers" et leur demanda ce qu'il fallait faire: continuer de
"tourner" jusqu'a huit heures comme jadis, ou arreter a la demie?
--Arreter!... Arreter! firent-ils tous.
Bruun rentra dans la chambre des machines et arreta. En un souffle
dernier, pareil a un profond soupir, la machine expira. Aussitot Bruun
sortit et, cache derriere un pan de mur, epia ce qui se passait du cote
de la maison. Il vit la porte du jardin s'ouvrir et M. et Mme de Beule
paraitre sur le seuil. Ils resterent la un moment, immobiles, les yeux
tournes vers la fabrique, humant l'air du soir. Lentement, ils firent
demi-tour et rentrerent. Bruun compr
|