peut-etre quelque chose qui les retient par ici: un concours de
joueurs de cartes ou de boules, risqua-t-elle avec prudence.
--Plus souvent! trancha Sefietje, en secouant la tete. Il ne viendrait
pas de si loin pour ca.
Et elle se mit a radoter et se torturer l'esprit en creusant ce sujet
passionnant.
Un peu avant huit heures, au crepuscule, une autre scene anormale,
inquietante, se deroula sous les yeux de Sefietje, qui l'observait.
C'etait toujours Berzeel, encore plus saoul, mais non plus accompagne du
seul petit bossu: c'etait Berzeel a la tete de toute une bande, parmi
lesquels Leo, Free, Poeteken et le "Poulet Froid", accompagnes de
Justin-la-Craque et de Komel, que suivaient de quelques pas Fikandouss
et Pierken, ayant Victorine a son bras. Berzeel conduisait la troupe au
cabaret du _Petit Sabot_, ou ils entrerent tous, en defilant devant
Justin-la-Craque qui, plante pres de l'entree, dans l'attitude raide
d'un factionnaire rendant les honneurs, "opepitait" d'une voix sombre en
roulant de gros yeux.
--Mais que se passe-t-il aujourd'hui? Qu'est-ce qui leur prend, aux
ouvriers de la fabrique! s'exclama Sefietje dans les transes.
Les maitres avaient fini de souper; Eleken alla desservir. Sefietje,
qui, pour quelques instants, n'avait plus rien a faire, jeta un fichu
sur ses epaules et courut a travers le jardin, vers la fabrique. Elle
etait prise d'un pressentiment sinistre. Il entrait dans les
attributions de "Poulet Froid", chaque dimanche, de donner a manger aux
chevaux; puis il devait coucher dans le petit grenier au-dessus de
l'ecurie. Elle venait de le voir passer dans la rue avec la bande de
saoulards. N'aurait-il pas neglige de soigner ses chevaux?
Sefietje alla par derriere a l'ecurie et en ouvrit la porte. Les quatre
chevaux y occupaient leur place habituelle et tournerent la tete
lorsqu'elle entra. Sefietje vit leurs beaux grands yeux qui avaient des
reflets verdatres. Ils ne mangeaient pas et elle constata que leurs
auges etaient vides. Ils etaient la comme en attente d'une chose qui va
venir. Sefietje avait de la tendresse pour les betes. "Avez-vous eu a
manger, mes bonnes betes?" dit-elle a mi-voix, comme a des etres
humains. Le feu de l'inquietude colorait ses joues et elle etait tres
perplexe. Les chevaux n'etaient pas en train de manger, mais cela
voulait-il dire qu'ils n'avaient pas eu leur ration? C'etait vers six
heures, ordinairement, que le "Poulet Froid" venait la leur apporter; il
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