gaite. Les
yeux brillants, elle lui demanda ce qu'il avait bien pu faire pendant
tout ce temps: peut-etre avait-il ete malade, ou en voyage. Elle fut
impitoyable au point que M. Triphon, desempare, ne savait que repondre.
Il essaya de riposter par des plaisanteries, mais il le faisait
betement, avec un rire lourd et gene. Agace et allume, il la rejoignit
derriere le comptoir, ou il essaya de l'embrasser, comme il faisait
autrefois, lorsque l'occasion etait propice. Mais il tombait mal.
Fietje, prenant soudain son expression la plus serieuse, revetue d'une
dignite calme et froide, lui dit sur un ton glacial:
--Vous vous trompez, M. Triphon, vous vous trompez. Ce n'est pas ici,
c'est chez Sidonie qu'il faut aller.
Ses anciens camarades, le jeune notaire, le jeune medecin, le fils du
brasseur, d'autres encore entrerent; tous le saluaient d'un petit
sourire narquois et risquaient quelque allusion grivoise qui les faisait
se tordre, ainsi que Fietje, qui roucoulait derriere son comptoir et
excitait leur verve par sa malice pointue et nourrie. M. Triphon les
sentait unanimement ligues contre lui: sa grosse tete rouge suait sous
les efforts impuissants qu'il faisait pour riposter et se defendre;
mais, il n'y arrivait pas. Il etait litteralement deborde, et il finit
par s'enfuir sous une bordee de rires et de huees, qui lui partait dans
le dos. Il n'alla plus a _La Pomme_. Et des lors, son existence fut
d'une monotonie vegetative d'animal ou de plante en proie a la torpeur
de l'hiver.
La vieille pendule peu confortable de la salle a manger egrenait avec
une lenteur d'agonie toutes les longues, lourdes heures de cette vie
morne et incolore. Les jours avaient encore diminue; sous la lampe, sa
mere s'occupait a un ouvrage de couture ou de broderie, tandis que son
pere travaillait avec mauvaise humeur a son bureau, de l'autre cote du
couloir. Tristement accoude a la table, M. Triphon parcourait d'un oeil
distrait un journal ou un livre. La maison entiere etait plongee dans le
silence. Sefietje et Eleken besognaient sans bruit dans la cuisine et,
au dehors, on n'entendait que le tapage cadence et assourdi des lourds
pilons dans la fabrique. Une impression d'esseulement et de melancolie
envahissait M. Triphon. Il se sentait la comme le pecheur, le coupable,
repousse et abandonne de tous. L'ete, il aurait fait des promenades avec
Kaboul dans le jardin ou dans les champs. Mais que faire de ces
desesperantes soirees d'hiver, dans
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