cha au loin. Pierken comprit qu'on ne pouvait compter
sur lui. Presents, les deux charretiers vinrent se meler aux passionnants
colloques. Pol, tete baissee et bajoues gonflees, comme une brute sombre,
ecoutait sans rien dire. Il etait ivre-mort, avec des yeux aqueux et
presque vides. Il fit un grand geste en ecartant les bras et s'en alla
sans avoir profere un son. Sans doute, sa langue etait figee. Guustje,
au contraire, ne prit pas la chose au serieux et se mit a rire.
--On ferait mieux de nous donner a chacun un poulet froid avec de la
salade, dit-il.
Et il partit en se tordant, joyeux comme toujours de cette plaisanterie
inlassablement servie.
Justin la-Craque et son aide Komel parurent a leur tour. Ils etaient
deja au courant de l'evenement: tout le village, pretendait Justin,
etait en effervescence. La reunion devait avoir lieu dans quinze jours
au _Shako Rapiece_, un cabaret fort mal fame, ou se rencontraient
d'habitude les escarpes et les braconniers des environs. Le cure
parlerait en chaire pour dissuader les gens d'y aller et le bourgmestre
interdirait le meeting. Les socialistes chanteraient des chansons
obscenes et diraient des gros mots. A coup sur, on s'y battrait. Justin
etait extremement anime par ses mensonges et assez fortement emeche.
Il grincait des dents et sacrait en syllabes vagues et sourdes. Komel,
derriere son dos, ricanait en silence, et son gros nez rouge bougeait
dans son visage de suie comme un bec de dindon amuse.
II
Justin-la-Craque l'avait annonce un peu prematurement; mais, en effet,
a mesure que le jour du meeting approchait, le village entra en
effervescence.
Un dimanche, a la sortie de la grand'messe, on vit tout a coup trois
etrangers, au beau milieu de la place communale, qui distribuaient
autour d'eux des prospectus rouges; beaucoup de gens les prenaient et
s'en allaient lire a l'ecart ce que portait l'imprime. D'autres
detournaient la tete d'un air de degout et de colere. On y lisait qu'une
grande reunion populaire etait organisee pour le dimanche suivant, a
trois heures, non pas, comme l'avait pretendu Justin-la-Craque, dans ce
sale caboulot du _Shako Rapiece_, mais dans la grande salle de _La Belle
Promenade_, un estaminet tout a fait convenable, situe au bout du
village, avec vue sur la campagne. Toute la population etait invitee
a y assister. Le meeting serait contradictoire; on pourrait poser des
questions et, le cas echeant, soutenir, si l'on voulait,
|