s'absorbaient entierement dans leur travail.
La silhouette comique de Muche passait devant la porte toujours ouverte
de la cour, le jour de l'entree restait vide quelques secondes, puis la
haute et lourde stature de M. de Beule le bouchait, l'obscurcissait
presque en entier.
M. de Beule etait un homme d'une soixantaine d'annees, corpulent, haut
en couleur, aux traits accuses, avec de fortes moustaches et une barbe
grisonnante coupee ras. Il ne donnait pas une impression joyeuse ni
agreable. Il paraissait au contraire d'humeur hargneuse et autoritaire;
et la realite correspondait aux apparences.
Il etait tres severe, tres convaincu de ses droits de maitre absolu et
de la necessite d'une obeissance passive de la part de ses inferieurs.
Parmi ces inferieurs il rangeait d'ailleurs, avec les ouvriers de la
fabrique et autres serviteurs, sa femme et son fils. Son autorite
despotique pesait sur tout son entourage et chacun pliait et tremblait
devant lui. Au fond, pourtant, il n'etait pas sans coeur. Son emotivite
etait meme parfois extreme et lui faisait faire des choses que sa raison
desapprouvait. Cela se manifestait chez lui spontanement, par a-coups.
Il ne possedait aucun empire sur lui-meme. On ne savait jamais dans quel
etat d'esprit on allait le trouver. Souvent, pour un rien, il bondissait
au paroxysme de la colere; et les ouvriers, qui avaient tres peur de ces
acces imprevus, appelaient ca "partir", comme un fusil part. En d'autres
cas, il laissait passer des choses que des patrons moins severes
n'auraient certainement pas tolerees. Tout dependait chez lui de l'etat
d'esprit du moment.
A premiere vue, avant meme qu'il eut prononce un mot, les ouvriers
savaient ses dispositions. Il suffisait de le voir venir. Quand il avait
la figure tres rouge, avec les cheveux un peu rebrousses, c'etait fort
mauvais signe et ils se glissaient entre eux a mi-voix: "Gare, ca va
partir". Ils redoutaient tres fort ce "depart". Le coup partait
d'ordinaire pour une cause futile ou deraisonnable; et, si la victime
osait rouspeter, M. de Beule la faisait valser, c'est-a-dire la
renvoyait. C'etait arrive deja a plusieurs reprises, avec Berzeel entre
autres, qu'il avait trouve ivre a son etabli; avec Pierken, pour avoir
apporte son petit journal socialiste a la fabrique, malgre la defense
formelle; et aussi avec Feelken, parce qu'un jour, a une semonce de
M. de Beule, il avait repondu "Fikandouss-Fikandouss". Ces mesures
rigoureuses, d'a
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