t une des exigences de son pere qu'il ne quittat point la fabrique
avant le depart des ouvriers et surtout pas avant d'avoir note les
commandes que les charretiers rapportaient chaque soir de leurs tournees.
M. Triphon les entendait habituellement venir de loin dans la rue deserte;
et, au simple claquement des fouets et meme au bruit que faisaient les
camions sur le pave, il savait d'avance, pour ainsi dire, comment ce
retour allait se passer.
Ils etaient deux: Pol et Guustje, ce dernier surnomme le "Poulet Froid".
Pol etait un excellent charretier, mais par ailleurs un client fort
desagreable. Il etait ivrogne et querelleur. Pour la moindre bagatelle
il voulait se battre. Guustje, au contraire, etait la bonte meme et ne
buvait pas. Mais il avait un vilain defaut, qui exasperait Pol: il
parlait toujours de boustifaille; et cela d'un air et sur le ton de
quelqu'un qui n'avait qu'a se baisser pour en prendre. Pol qui, pareil
a la plupart des alcooliques inveteres, mangeait tres peu et professait
une sorte de dedain et presque de haine a l'endroit de tout ce qui etait
mangeaille, trouvait Guustje d'une insupportable vantardise dans ses
propos culinaires. Guustje aimait particulierement a parler de "poulet
froid et salade" avec un claquement de langue indiquant quel regal
c'etait. Alors, Pol toisait Guustje avec un souverain mepris en affirmant
que les poulets froids qui entraient dans l'estomac de Guustje c'etait
tout bonnement des pommes de terre, mais oui, ainsi qu'il convenait a sa
condition sociale. Cependant Guustje, qui avait servi comme domestique
chez le notaire du village avant d'etre employe chez M. de Beule,
certifiait avec emphase qu'il avait maintes fois goute a ce mets exquis;
et la-dessus ils se prenaient de querelle, a la grande joie des autres
ouvriers, qui ne toleraient pas davantage les vantardises de Guustje et
prenaient nettement parti pour Pol. Des mots on en venait aux injures,
des injures aux coups; et cela finissait regulierement par la defaite de
Guustje, qui etait le plus faible des deux et encaissait beaucoup plus de
coups qu'il n'en pouvait rendre. Le seul benefice durable qu'il en avait
retire, c'etait son sobriquet de Poulet Froid.
M. Triphon les voyait arriver avec leurs camions dans la cour et
s'approchait aussitot pour noter les commandes sur son calepin. Pol,
tout en detelant ses chevaux, faisait son rapport.
--Cinq cents kilos farine de lin ... he ... he ... pour Jean-Francois
Schol
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