llaient nu-pieds dans
leurs sabots. Ils descendaient dans la prairie par une berge plantee de
peupliers aux feuilles chuchoteuses; et tout de suite ils se mettaient
a retourner l'herbe avec leurs fourches.
Les alouettes chantaient, le soleil dardait et du foin coupe emanaient
des odeurs aromatiques et delicieuses. "On croirait parfois, disait Leo,
avoir un gout de sucre et de miel sur les levres"; ce qui faisait rire
les autres, d'un rire extravagant. Leo etait toujours d'une humeur folle
au temps des foins. L'air des champs le grisait, disait-il. Il multipliait
cabrioles et tours de force, et, pour la plus insignifiante question, il
lancait un de ses "Ooooo ... uuuu ... iiiii ..." prolonge et mugissant,
qui faisait lever la tete aux moissonneurs abasourdis jusqu'au fond de la
plaine.
Par dela, cette mer debordante d'activite, de joie et de verdure,
apparaissait le village avec ses toits rouges groupes autour de l'eglise
blanche, dont le cadran sur la tour indiquait l'heure en un rayonnement
d'or. Un peu plus loin, on apercevait les frondaisons touffues du beau
jardin de M. de Beule, d'ou emergeait la cheminee de la fabrique, comme
un long cierge sale qui designait le ciel. Et cette cheminee, cette
fabrique, vus ainsi dans le lointain, ils s'en moquaient, comme s'ils
etaient a jamais delivres maintenant de l'antre noir et enfume, ou ils
avaient passe tant de belles annees de leur vie, dans l'assourdissant
fracas et le rebondissement des pilons. Ils blaguaient surtout ceux qui
y devaient rester: Bruun, le chauffeur, qui n'avait desormais plus rien
a epier, plus a courir apres "La Blanche"; Miel, cette "espece de veau!"
plus stupide que jamais, sans doute; et Pee, le meunier, ce rat de
farine, qui, toute l'annee poudre de blanc, devait etre a cette heure
tout noir ou gris, pour sur, a force de balayer la suie et la poussiere
des planchers et des solives.
Ils riaient, badinaient et tout leur etre delivre s'impregnait de sante
et de bonheur. A l'autre bout des prairies serpentait doucement la belle
riviere; et, sans apercevoir les bateaux, ils voyaient passer des voiles,
qui semblaient glisser sur du gazon. Ils y apercevaient aussi le solennel
chateau, avec ses quatre tourelles grises en relief precis sur les fonds
sombres du parc. Et jusqu'a la vue du chateau qui les faisait rire, parce
que Ollewaert disait qu'eux aussi passaient en ce moment la belle saison
a la campagne, comme les gens riches, et que monsieur le bar
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