es, mesurees, judicieuses, ordonnees et commodes,
qu'on peut avoir de jouir. Donc il est assez dur, nous l'avons vu,
assez avare ("l'avarice vous poignarde", lui ecrivait une niece), et la
charite n'est guere son fait. Cependant le developpement complet d'un
instinct, dans une nature riche, intelligente et souple, peut aboutir
a son contraire, comme une idee longtemps suivie contient dans ses
conclusions le contraire de ses premisses. L'epicurien aime a jouir, et
il sacrifie volontiers les autres a ses jouissances; mais il arrive a
reconnaitre ou a sentir que le bonheur des autres est necessaire
au sien, tout au moins que les souffrances des autres sont un tres
desagreable concert a entendre sous son balcon. Pour un homme ordinaire
cela se reduit a ne pas vouloir qu'il y ait des pauvres dans sa commune.
Pour un homme qui a pris l'habitude d'etendre sa pensee au moins
jusqu'aux frontieres, cela devient une vive impatience, une
insupportable douleur a savoir qu'il y a des malheureux dans le pays et
qu'il serait facile qu'il n'y en eut pas. Voltaire, l'age aidant, du
reste, en est certainement arrive a cet etat d'esprit, et je dirai
de coeur, si l'on veut, sans me faire prier. Les pauvres gens foules
d'impots, tracasses de proces, "travailles en finances" horriblement,
lui sont presents par la pensee, et le genent, et lui donnent "la fievre
de la Saint-Barthelemy", cette fievre dont il parle un peu trop, mais
qui n'est pas, j'en suis sur, une simple phrase.--Et l'on se doute que
je vais parler des Calas, des Sirven et des La Barre. Je ne m'en defends
nullement. Oui, sans doute, on en a fait trop de fracas. On dirait
parfois que Voltaire a consacre ses soixante-dix ans d'activite
intellectuelle a la defense des accuses et a la rehabilitation des
condamnes innocents. On dirait qu'il y a couru quelque danger pour sa
vie, sa fortune ou sa popularite. On sent trop, a la place que prennent
ces trois campagnes de Voltaire dans certaines biographies, que le
biographe est trop heureux d'y arriver et de s'y arreter; et l'effet est
contraire a l'intention, et l'on ne peut s'empecher de repeter le mot de
Gilbert:
Vous ne lisez donc pas le _Mercure de France_?
Il cite au moins par mois un trait de bienfaisance.
Oui sans doute, encore, cette pitie se concilie chez Voltaire, et au
meme moment, et dans la meme phrase, avec une durete assez deplaisante
pour des infortunes identiques: "J'ai fait pleurer Genevois et
Genevoises pendan
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