hemin puisqu'elle ne regardait pas dans ma direction. Et ce cheval
qui n'en finissait pas de boire, qui etait bien capable d'absorber
toute l'eau du bassin! Il y avait de quoi se desesperer. Enfin elle se
retourna. Elle riait, la mauvaise: donc, elle m'avait vu. Et de sa
voix la plus naturelle, comme si elle me decouvrait tout a coup, elle
me souhaita le bonjour.
Ne m'y attendant plus, je ne trouvai rien a dire. Ma figure deconfite
la renseigna sans doute sur mes sentiments, car elle ne se facha point
de mon silence et meme elle le souligna:
--Alors, vous etes muet, aujourd'hui?
Et, riant plus fort, elle ajouta:
--Eh! eh! est-ce que vous n'etes plus mon amoureux?
Je baissai la tete pour cacher ma honte. Si je ne l'aimais plus?
J'estimai sa question insensee parce qu'on ne pouvait qu'aimer
toujours. Et ce toujours qui ne me serait jamais venu aux levres
faisait en moi une musique etrange, si douce que rien ne devait etre
plus doux sur la terre.
Tranquillement rassuree sur mon sort et sans doute sur l'effet qu'elle
me produisait, elle tira sur la corde de son cheval qui ne buvait plus
et dont les naseaux humides laissaient retomber des gouttes d'eau sur
le bassin.
IV
MA TRAHISON
Les jours qui suivirent, a cause de ce toujours qui chantait dans ma
poitrine, furent a la fois delicieux et acides comme ces fruits que je
cueillais trop tot dans le jardin. J'etais sur de l'avenir et meme de
l'eternite. Je goutais la plenitude de la tendresse qui ne cherche
rien encore au dela d'elle-meme. Car le trouble leger que j'avais
ressenti au contact de la joue de Nazzarena poussee contre la mienne
en maniere de jeu s'etait bientot dissipe. Il ne manquait
veritablement a mon bonheur que de ne pas voir mon amie; avec nos
rencontres commencait mon embarras. Si du moins je n'avais pas ete
force de lui adresser la parole! Je n'aurais pu supporter de
l'embrasser et jamais je ne lui ai touche la main. Chacun de nous --
j'y pense maintenant --croyait peut-etre a la superiorite de l'autre,
elle pour la solidite de la maison, et moi pour son cheval, sa robe
d'or, son talent d'ecuyere, sa vie nomade et je ne sais quoi encore
qui lui venait de l'amour. Bientot elle admit que la partie n'etait
pas egale: elle paraissait en public et recevait les
applaudissements, je n'etais qu'un spectateur.
Consciente de sa domination, elle ne craignit plus de m'asservir. Il
lui arrivait de me reclamer de menus services, tels que lui acheter
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