he decidee, de sa gaite, de son elan
et de la ressemblance? Etienne pour sa nature egale et fine, pour ses
bonnes notes, pour son application, pour ses distractions aussi? Ma
foi, je ne puis aujourd'hui trancher la question. Mes parents nous
traitaient sans aucune difference et chacun etait l'objet d'une
attention speciale ou il etait libre de voir une faveur. Pourtant, je
n'hesitai pas a croire cet etranger qui ne nous connaissait pas, qui
n'avais jamais mis les pieds a la maison, et dont je n'ignorais pas
que mon pere venait de chatier les perfides manoeuvres.
Oui, j'etais meconnu dans ma famille. D'imperceptibles temoignages
sortirent de l'ombre, grossirent comme des nuages que le vent
rapproche. Sans cesse mon pere nous entretenait des absents, et quand
il recevait de leurs nouvelles, il rayonnait. Leurs bulletins etaient
des bulletins de victoire. Il portait sur son front l'orgueil
paternel. Moi seul, j'etais tenu a l'ecart systematiquement. Je ne
comptais pas. Avec quelle durete, l'autre semaine, il m'avait crie:
va-t'en! Savait-il que je frequentais le cirque malgre sa defense et
que je pelais des pommes de terre sur la place publique? Si Bernard ou
Etienne avaient ete les coupables, il serait parvenu a le savoir et
les aurait grondes, tandis qu'on m'accueillait avec un mepris
outrageant. Moi qui portais le poids d'un si bel amour, je ne
recoltais que des humiliations et des avanies. Surtout, surtout mon
pere ne m'aimait pas, je n'etais aime de personne. Tout me
predisposait a le croire, puisque de tout le jour je n'avais pas
rencontre Nazzarena. Il n'y avait que grand-pere, et grand-pere
s'absorbait dans ses conversations, dans sa musique, dans la fumee de
sa pipe, dans son telescope et ses almanachs. Je l'implorai du regard
: maintenant il s'enflammait avec Glus sur un quintette de Schumann.
Le monde n'existait pas pour lui a cette heure: de l'existence du
monde j'aurais consenti a me passer, pourvu qu'il s'occupat de moi.
J'eus la sensation horrible que j'etais abandonne de tous, et que cet
homme qui me glissait de tout pres, d'une voix emue et compatissante,
ses condoleances, venait de m'annoncer un malheur irreparable.
J'aurais voulu pleurer, et a cause de tant de visages curieux, je
retins mes larmes. Mais, sur la banquette de ce cafe, je connus la
tristesse d'etre incompris, la solitude au milieu de la foule, le
desespoir. Une vie se compose de beaucoup de chagrins: en ai-je
eprouve de plus intenses que
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