re Rambert, ne vous frappez pas.
Decidement, ce Martinod est bon garcon, complaisant et pas
susceptible. Sa joue est peut-etre encore chaude et il me soigne comme
son propre moutard. Il ne compose pas la mixture de la meme facon que
grand-pere. Les morceaux de sucre superposes ont fondu: on peut
maintenant verser l'absinthe. Mazette! c'est qu'il me traite
serieusement, et non pas en bebe gorge de lait! Quelle jolie couleur
trouble! Ce breuvage doit etre extraordinaire. Je le goute et le
declare aussitot delicieux, sans bien savoir, pour mieux jouer mon
role, ce qui me vaut les suffrages de Cassenave et de Galurin.
--C'est la premiere, declarent-ils, ce ne sera pas la derniere.
Je suis presque l'objet d'une ovation, et par gratitude je tourne vers
Martinod un oeil humide. Mais pourquoi me considere-t-il en silence,
avec cet air apitoye? Ai-je donc une mine de papier mache? Enfin il se
penche vers moi et murmure a mon oreille ces simples mots qui achevent
de m'inquieter:
--Pauvre petit!
Pourquoi diable m'appelle-t-il pauvre petit? Suis-je donc malheureux a
ce point? Sans doute il y a Nazzarena que je n'ai pas reussi a
rejoindre de tout le jour. Oui, evidemment, je suis malheureux,
puisque tout le monde le remarque. Seulement, on a tort de le
remarquer. C'est un secret cache au fond de mon coeur, et personne n'a
le droit de m'en parler, fut-ce pour me plaindre et m'adresser des
consolations. Aussitot je montre un visage rebarbatif, destine a
decourager les sympathies. Mais je ne puis soutenir cette attitude.
Depuis que j'ai vide mon verre, je sens sur mes yeux comme un voile
et, dans tout mon corps, une chaleur, une torpeur amollissante et
comme un besoin d'affection et de confiance. D'ailleurs, je me suis
mepris sur les intentions de Martinod. Il ne songe pas a mon amour ou
ne sait rien de lui, et, sans crainte de me dejuger, maintenant je
regrette de ne pas lui entendre prononcer le nom de Nazzarena. Il me
fascine du regard, comme le serpent de mon histoire naturelle devait
fasciner les oiseaux, et, de sa voix aux inflexions caressantes,
insinuantes, calines, il me donne a comprendre que dans ma famille je
suis meconnu. A mots couverts, avec toutes sortes de circonlocutions,
d'hesitations, de reticences, il me revele la preference de mon pere
pour un de mes freres aines. Lequel? Etienne ou Bernard? A distance,
je ne me rappelle plus celui qu'il me designa. Bernard a cause de sa
tournure militaire, de sa demarc
|