suite, comme s'ils eussent ete asphyxies.
Nous retournames au regiment, ou nous passames le reste de la journee
a mettre nos armes en bon etat, a nous chauffer et a causer. Pendant
la journee, nous tuames plusieurs chevaux que nos hommes nous
amenerent et que nous partageames; l'on fit aussi une petite
distribution de farine de seigle et d'un peu de gruau, dans lequel se
trouvaient presque autant de paille et de grains de seigle.
Le lendemain, a quatre heures du matin, l'on nous fit prendre les
armes pour nous porter en avant a un quart de lieue de la ville, ou,
malgre un froid rigoureux, nous restames en bataille jusqu'au grand
jour. Les jours suivants, nous fimes de meme, car l'armee russe
manoeuvrait sur notre gauche.
Il y avait deja trois jours que nous etions a Smolensk, que nous ne
savions pas si nous devions rester dans cette position, ou si nous
devions continuer notre retraite. Rester, disait-on, c'est impossible.
Alors pourquoi ne pas partir, plutot que de rester dans une ville ou
il n'y avait pas de maisons pour nous abriter et pas de vivres pour
nous nourrir? Le quatrieme jour, en revenant, comme les jours
precedents, de la position du matin, et comme nous etions pres
d'arriver a notre bivac, j'apercus un officier d'un regiment de ligne,
couche devant un feu; pres de lui etaient quelques soldats; nous nous
regardames, quelque temps, comme deux hommes qui s'etaient quelquefois
vus et qui cherchaient a se reconnaitre sous les haillons dont nous
etions couverts et la crasse de ma figure. Je m'arrete, lui se leve
et, s'approchant de moi, il me dit: "Je ne me trompe pas?--Non", lui
dis-je. Nous nous etions reconnus, et nous nous embrassames sans avoir
prononce nos noms.
C'etait Beaulieu[28], mon camarade de lit aux Velites, lorsque nous
etions a Fontainebleau. Combien nous nous trouvames changes, et
miserables! Je ne l'avais pas vu depuis la bataille de Wagram, epoque
ou il avait quitte la Garde pour passer officier dans la ligne, avec
d'autres Velites. Je lui demandai ou etait son regiment; pour toute
reponse, il me montra l'aigle au milieu d'un faisceau d'armes; ils
etaient encore trente-trois; il etait le seul officier, avec le
chirurgien-major; des autres, la plus grande partie avait peri dans
les combats, mais plus de la moitie etaient morts de misere et de
froid; quelques-uns etaient egares.
[Note 28: Beaulieu etait le frere de Mme Vast, de Valenciennes,
notaire a Conde, mon pays. A ma rentree d
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