urions aneantis. Nous restames dans cette position jusqu'au moment ou
la droite de la colonne commenca son mouvement.
Je n'avais pas oublie ma femme, et, en attendant que notre regiment se
mit en marche, je fus sur la route pour la chercher, mais je ne la
retrouvai plus. Elle avait ete entrainee par le torrent de plusieurs
milliers d'hommes des corps d'armee du prince Eugene, des marechaux
Ney et Davoust; et d'autres corps qu'il etait impossible de reunir et
de faire marcher en ordre, car les trois quarts etaient ou malades ou
blesses, et, generalement, demoralises et indifferents a tout ce qui
se passait. Ceux de ces corps qui marchaient encore en ordre s'etaient
formes en colonne sur la gauche de la route ou quelques-uns des
traineurs allaient encore, en passant, se reunir autour de leurs
aigles.
C'est dans ce moment que je vis le marechal Lefebvre, aupres duquel je
me trouvais sans le savoir. Il etait seul et a pied, un baton a la
main, et dans le milieu du chemin, s'ecriant d'une voix forte, avec
son accent allemand: "Allons, mes amis, reunissons-nous! Il vaut mieux
des bataillons nombreux que des brigands et des laches!" Le marechal
s'adressait a ceux qui, sans pretexte, ne marchaient jamais avec leurs
corps, et qui etaient en arriere ou en avant, suivant les
circonstances.
Je fis encore quelques recherches apres ma femme, a cause du linge
qu'elle m'avait promis et dont j'avais un extreme besoin de changer;
mais, peine inutile, je ne la revis plus et je me trouvai veuf d'elle,
comme de mon sac.
J'avais, en marchant dans la cohue, depasse de beaucoup le regiment:
je me reposai pres d'un feu de bivac de ceux qui venaient de partir.
Jusqu'a Krasnoe, j'avais toujours ete d'un caractere assez gai, et
au-dessus de toutes les miseres qui nous accablaient; il me semblait
que, plus il y avait de danger et de peine, plus il devait y avoir de
gloire et d'honneur. J'avais tout supporte avec une patience qui
etonnait mes camarades. Mais, depuis les affaires sanglantes de
Krasnoe, et surtout depuis que je venais d'apprendre que deux de mes
amis, deux velites, independamment de Beloque et de Capon que j'avais
vus etendus morts sur la neige, avaient ete l'un tue et l'autre
mortellement blesse (_sic_). Pour compliquer mes peines, un traineau
vint a passer et, ne pouvant, pour le moment, aller plus loin, les
hommes qui en etaient charges s'arreterent pres de moi. Je leur
demandai quel etait le blesse qu'ils conduisaient.
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