Ils me dirent que
c'etait un officier de leur regiment; c'etait le pauvre Legrand, qui
me conta comment il avait ete blesse: Laporte, son camarade, de
Cassel, pres de Lille, officier dans le meme regiment que Legrand,
etait reste malade dans Krasnoe, mais, apprenant que le regiment dont
il faisait partie se battait, et n'ecoutant que son courage, il alla
le rejoindre; mais, a peine etait-il dans les rangs, qu'un coup de
canon lui brisa les jambes. Legrand qui, en voyant arriver Laporte,
s'etait avance pour lui parler, fut atteint du meme coup a la jambe
droite.
Laporte resta mort sur le champ de bataille, et lui fut transporte a
la ville; on le mit dans une mauvaise voiture russe attelee d'un
mauvais cheval, mais, le premier jour, la voiture se brisa et fort
heureusement pour lui que, pres de la, se trouvait un traineau dont le
cheval etait tombe et lui servit, sans cela il aurait fallu le laisser
sur la route. Il etait accompagne par quatre hommes de son regiment;
il voyageait de cette maniere depuis six jours. Je quittai le
malheureux Legrand et, en lui pressant la main, je lui souhaitai un
heureux voyage; il me repondit qu'il comptait beaucoup sur la garde de
Dieu et sur l'amitie des braves soldats qui l'accompagnaient. Alors un
des soldats prit le cheval par la bride, un autre le frappa, et les
deux autres pousserent derriere. De cette maniere, et avec beaucoup de
peine, le traineau se mit en mouvement; en le voyant partir, je
pensais qu'il n'irait pas loin, avec un pareil equipage.
Depuis ce moment, je n'etais plus le meme: j'etais triste, des
pressentiments sinistres vinrent m'assaillir; ma tete devint brulante;
je m'apercus que j'avais la fievre; je ne sais si la fatigue y avait
contribue, car depuis que les debris des corps d'armee nous avaient
rejoints, nous etions obliges de partir de grand matin, et nous
marchions fort tard sans faire beaucoup de chemin. Les jours etaient
tellement courts qu'il ne faisait clair qu'a huit heures, et nuit
avant quatre. C'est pourquoi que tant de malheureux soldats
s'egarerent ou se perdirent, car l'on arrivait toujours la nuit au
bivac, ou tous les debris des corps se trouvaient confondus. L'on
entendait des hommes qui, a chaque instant de la nuit, arrivaient,
crier d'une voix faible: "Quatrieme corps!... Premier corps!...
Troisieme corps!... Garde imperiale!..." et d'autres couches et sans
force, pensant avoir des secours de ceux qui arrivaient, s'efforcaient
de repondre:
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