"Ici, camarades!" car ce n'etait plus son regiment que
l'on cherchait, mais le corps d'armee auquel on avait appartenu et qui
avait encore tout au plus la force de deux regiments ou, quinze jours
avant, il y en avait trente.
Personne ne pouvait plus se reconnaitre, ni indiquer le regiment
auquel on appartenait. Il y en avait beaucoup qui, apres avoir marche
une journee entiere, etaient obliges d'errer une partie de la nuit
pour retrouver le corps auquel ils appartenaient. Rarement ils y
parvenaient; alors, ne connaissant plus l'heure du depart, ils se
livraient trop tard au sommeil et, en se reveillant, ils se trouvaient
au milieu des Russes. Que de milliers d'hommes furent pris et perirent
de cette maniere!
J'etais toujours pres du feu, debout et tremblant, appuye sur mon
fusil. Trois hommes etaient assis autour, ne disant rien, regardant
machinalement passer ceux qui etaient sur la route, et ne paraissant
pas disposes a partir, parce qu'ils n'en avaient plus la force. Je
commencais a m'inquieter de ne pas voir passer le regiment, lorsque je
me sentis tirer par ma peau d'ours. C'etait Grangier qui, m'ayant
apercu, venait me dire de ne pas rester davantage, que le regiment
passait. Mais j'avais tellement les yeux abattus, qu'en regardant je
ne le voyais pas: "Et notre femme? me dit-il.--Qui t'a dit que j'avais
une femme?--Le sergent-major; mais ou est-elle?--Je n'en sais rien,
mais je sais qu'elle a, sur le dos, un sac dans lequel il y a du linge
et dont j'ai grand besoin, et si, quelquefois, tu la rencontres, tu
m'en avertiras. Elle est vetue d'une capote grise de soldat: un
bonnet de peau de mouton lui tient lieu de coiffure; elle a des
guetres noires aux jambes et un panier au bras."
Grangier, pensant que j'etais malade, et comme il me l'a dit depuis,
que j'etais dans le delire, me prit par le bras, me fit descendre sur
la roule en me disant: "Marchons, nous aurons de la peine de rejoindre
le regiment". Cependant nous y arrivames apres avoir depasse des
milliers d'hommes de toute arme qui se trainaient avec beaucoup de
peine et qui nous faisaient prevoir que la journee serait mortelle,
pour peu que la marche fut longue.
Elle le fut en effet: nous traversames un endroit dont je n'ai pu
savoir le nom et ou l'on disait que l'Empereur devait coucher
(quoiqu'il l'eut depasse depuis longtemps). Une quantite d'hommes de
toute arme s'y arreterent, car il etait deja tard, et l'on disait que
l'on avait encore deux li
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