ai reve que
j'etais a la caserne de Courbevoie, que je mangeais un morceau de
boudin de la _Mere aux bouts_ et que je buvais une bouteille de vin de
Suresnes.[44]"
[Note 44: La _Mere aux bouts_ etait une vieille femme qui venait
tous les jours a six heures du matin a la caserne de Courbevoie, ou
nous etions, et qui, pour dix centimes, nous vendait un morceau de
boudin long de six pouces et dont on se regalait tous les jours avant
l'exercice, en buvant pour dix centimes de vin de Suresnes, en
attendant la soupe de dix heures: quel est le velite ou le vieux
grenadier de la Garde qui n'ait connu la _Mere aux bouts? (Note de
l'auteur_.)]
Pendant que Picart me parlait, je remarquai qu'il etait fort rouge et
qu'il portait souvent la main droite sur son front, et quelquefois a
la place ou il avait recu son coup de balle. Je lui demandai s'il
avait mal a la tete. Il me repondit que oui, mais que c'etait
probablement occasionne par la chaleur, ou pour avoir trop dormi. Mais
il me sembla qu'il avait de la fievre. Son voyage a la caserne de
Courbevoie me faisait croire que je ne m'etais pas trompe: "Je vais
continuer mon reve, dit-il, et tacher de rejoindre la _Mere aux
bouts_. Bonne nuit!" Deux minutes apres, il etait endormi.
Je voulus me reposer, mais mon sommeil fut souvent interrompu par des
douleurs que j'avais dans les cuisses, suite des efforts que j'avais
faits en marchant. Il n'y avait pas longtemps que Picart dormait,
lorsque le chien se mit a aboyer. Les personnes de la maison en furent
surprises. Le vieillard, qui etait assis sur un banc pres du poele, se
leva et saisit une lance attachee contre un gros sapin qui servait de
soutien a l'habitation. Il alla du cote de la porte; sa femme le
suivit, et moi, sans eveiller Picart, j'en fis autant, ayant toutefois
la precaution de prendre mon fusil qui etait charge, et la baionnette
au bout du canon. Nous entendimes que l'on derangeait la premiere
porte. Le vieillard ayant demande qui etait la, une voix nasillarde
se fit entendre et l'on repondit: "Samuel!" Alors la femme dit a son
mari que c'etait un juif du village ou elle avait ete, le soir.
Lorsque je vis que c'etait un enfant d'Israel, je repris ma place,
ayant soin toutefois de rassembler autour de moi tout ce que nous
avions, car je n'avais pas de confiance dans le nouveau venu.
Je dormis assez bien deux heures, jusqu'au moment ou Picart m'eveilla
pour manger la soupe au mouton. Il se plaignait toujours d'un
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