struits en bois de sapin resineux de deux mille pieds de
longueur, que les Russes n'avaient pas eu, heureusement pour nous, le
bonheur de bruler. L'on s'arreta pour attendre ceux qui etaient encore
derriere. Il faisait un peu de soleil. Je m'assis sur le sac de
Gros-Jean et je m'endormis, mais un officier, M. Favin, s'en etant
apercu, vint me tirer par les oreilles, par les cheveux; d'autres me
donnaient des coups de pied dans le derriere, sans pouvoir m'eveiller.
Enfin il fallut que plusieurs prennent le parti de me lever, car c'en
etait fait: mon sommeil etait celui de la mort et, cependant, j'etais
fache que l'on m'eut reveille.
Beaucoup d'hommes, que l'on croyait perdus, arrivaient encore des
bords de la Berezina. Il y en avait qui s'embrassaient, se
felicitaient, comme si l'on venait de passer le Rhin, dont nous etions
encore eloignes de quatre cents lieues! On se croyait tellement sauves
que, revenus a des sentiments moins indifferents, on plaignait, on
regrettait ceux qui avaient eu le malheur de rester en arriere. Pour
ne plus m'endormir, on me conseilla de marcher un peu en avant. C'est
ce que je fis.
IX
De la Berezina a Wilna.--Les juifs.
Il n'y avait pas une demi-heure que je marchais en avant du regiment,
lorsque je rencontrai un sergent des fusiliers-chasseurs que je
connaissais. Comme je lui voyais l'air assez content (chose
excessivement rare), je lui demandai s'il avait quelque chose a
manger: "J'ai, me dit-il, trouve quelques pommes de terre dans le
village ou nous sommes". Alors je levai la tete et m'apercus que nous
etions, effectivement, dans un village. Je ne l'avais pas encore
remarque, marchant toujours absorbe, et la tete baissee.
Au nom de _pommes de terre_, je l'arretai pour lui demander dans
quelle maison du village il les avait trouvees. Je m'empressai d'y
courir, autant que mes jambes me le permettaient, et j'eus le bonheur,
apres bien des recherches et du mal, de trouver, sous un four, trois
petites pommes de terre, un peu plus grosses que des noix, que je fis
cuire a moitie dans un feu abandonne et un peu ecarte de la route,
dans la crainte d'etre vu. Lorsqu'elles furent cuites assez, je les
mangeai avec un morceau de cheval, mais sans gout, car la fievre que
j'avais depuis plusieurs jours m'avait casse l'appetit; aussi je
jugeais que, si cela devait durer encore quelques jours, j'etais
perdu.
Le regiment venant a passer, je repris mon rang, et nous marchames
jusqu'a
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